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Haine et Haine + 1 de la langue

De quelque(s) réflexion(s) autour du livre de Hélène L’Heuillet : Tu haïras ton prochain comme toi-même. Ed Albin-Michel. 2017, permises par les psychanalystes du « collectif éphémère » : (Moufid Assabgui – Montpellier, Peter Lemesic – Montpellier, Anne Minthe – Paris, Françoise Petitot – Paris, Jean-Louis Pradeilles – Montpellier, Marie-Laure Roman – Montpellier, Pierre Smet – Bruxelles, Michèle Skierkowski – Montpellier, Serge Vallon – Toulouse et moi-même : Eric Vigouroux – Montpellier), le 31/03/2018, pour une seconde journée de débats publics autour de la question du terrorisme islamiste.

« Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »
Guy Debord – La société du spectacle

Pour servir de liminaire : Jihadisme et fonction-sujet.

À l’instant où la police arrête un terroriste islamiste, et au moment où la justice le somme de s’expliquer sur ses assassinats (et, je ne dis pas : « passages à l’acte »…), la réponse du terroriste- jihadiste est toujours la même (Salah Abdeslam…) : « Je n’ai rien à dire ! ». Allégation, qu’il répète à l’envi.

La police, la justice, les médias en concluent qu’il « se refuse à parler ».

Mais, peut-être, faudrait-il simplement le croire… Peut-être, est-ce une erreur de jugement que de penser que le terroriste a accès à cette dimension de la subjectivité que caractérise le « refus ».

Peut-être n’est-ce avec que cette justesse, cette petitesse, que le terroriste jihadiste ne peut parler de ses assassinats, parce qu’il n’a jamais pris être de la parole, parce qu’il n’a jamais pu apprendre à soutenir une parole en première personne, parce qu’il n’est pas et n’a jamais été « en demeure de mots », pour reprendre la magnifique expression de Serge Leclaire, parce qu’il ne sait pas que le « je » de l’énoncé n’est pas le même que le « je » de l’énonciation.

L’Islamisme radical ? « ça » parle à sa place !

Et, cela est tout autant « pain béni » pour celui dont le père est né musulman que pour le converti, dont le père est né autrement.
Tous deux trouvent peut-être dans le discours radical de l’Islamisme une légitimation et une justification inespérées à cette sorte d’alexithymie qui les habite et les ronge depuis toujours.

Mais, alors, si « ça parle » à sa place, que lui reste-t-il pour affirmer et illustrer son inscription dans l’existence, pour témoigner de quelque chose qui ferait de lui : un « sujet » ? Il ne lui reste peut-être qu’à se faire un orgueil de ne pas pouvoir parler, un orgueil de ne pas pouvoir penser !

Si c’est le cas, sa devise inconsciente serait probablement la même que celle du nazi quand Hannah Arendt s’essaye à la reconstruire et dit, en la formulant : « Mon honneur, c’est ma fidélité ! ». Ce que je traduirai ici, volontiers, par : Toute l’estime que j’ai pour moi se résume à ma servilité ! Et, toute la gloire qu’il convient de me prêter tient à mon obéissance aveugle et sourde à moi-même, à une injonction qui me vient d’une instance supérieure à moi-même !

Pour la psychanalyse, le sujet, c’est le sujet assujetti de l’inconscient ! C’est donc la « division subjective » produite par l’acquisition, l’introjection et la métabolisation du langage qui caractérise l’humanité.

Donc, au moment où le mal nommé « individu » advient au monde, le langage prend corps et le corps consent à l’autorité et la nécessité du langage. Cette saisie mutuelle divise l’individu entre l’immersion de son corps dans la jouissance, la possibilité et l’opportunité de dire, et l’impuissance structurale de la parole à énoncer toute la vérité de la chose.

Sans discontinuer, le sujet se met à l’épreuve de, dans, par et à travers sa parole et, simultanément, sa parole n’en finit plus de bégayer, rattrapée immanquablement par les formations de l’inconscient. Le sujet se définit donc, comme le dit Benslama : « au prix d’un travail harassant ».

Mais, alors, quid de la fonction-sujet chez le jihadiste si son bégaiement n’est pas à l’ordre du jour, s’il n’a pas accès à cet exil intime que confère la parole donnant aussi vie au désir, si la parole n’est qu’un accessoire ou un outil susceptible de se confondre avec la seule phonation ? Quid de la fonction-sujet au sein d’une religiosité à l’intérieur de laquelle le sujet est donné, entier, non-manquant, non-troué, comme Benslama le dit encore ?

S’il n’y a pas de place pour le néotène, dans une telle religiosité, n’est-ce pas pour la raison que la langue, elle-même, n’y apparaît pas comme trouée ?

Argument

Il n’est pas utile ici de répertorier en totalité les auteurs qui, de la désaffection pour la langue en passant par la maltraitance dont elle est l’objet jusqu’à la haine dont elle est la visée, ont pu nous instruire sur la crise actuelle de l’économie discursive.

Je rappellerai simplement la littérature de Lebrun, Allione, Ascher mais aussi celle de Dufour, Hagège, Klemperer et même Lyotard et Gauchet traitant de la postmodernité.

De son côté, H. L’Heuillet conçoit la haine de la langue comme entée sur la question politique. Pour elle, il existe un dégoût du politique parce que la langue du politique est devenue une langue bifide, qui n’est plus faite que de mensonges et « de mots creux », à l’usage desquels un simulacre de transparence semble s’être substitué (ni vu, ni connu, je t’embrouille…) à la clarté de la vérité. (”Clarté”, qui pour nous, cliniciens, demeure toujours d’une immense opacité. Mais, c’est encore une autre histoire…).

Traditionnellement et par définition : « Le parlement (dit-elle) est le lieu où l’on parle ». Mais, non-dupe, H. L’Heuillet nous dit en substance que le parlement ne passionne plus personne parce qu’il semble que ce soit à jet continu que le parlement… ment, aussitôt qu’il parle, si d’aventure ce soit de parole dont il s’agit.

Pour ma part, je ne dirai rien ici de toutes ces ”affaires” qui agitent le moment que nous vivons et ”cassent le rôle…” de l’homme politique en même temps que ce dernier, à travers moulte malversations et autres carabistouilles, en discrédite sans honte, ou pire : sans pouvoir l’imaginer, la fonction, l’honneur et le caractère sacré. Ce qui me laisse à penser que le système politique, dans lequel nous vivons et qui prétend nous administrer, où tout est ”transparent ” sauf les paradis fiscaux, est en réalité quelque peu grimé. Pour moi, cela fait déjà longtemps qu’il vient à notre rencontre comme un Janus qui présenterait ses deux faces sur le même visage – ainsi affublé en même temps d’un casque à pointe et d’un nez de clown !

Car, aujourd’hui, le politique s’adresse à la vérité des gens avec des discours qui n’apparaissent plus comme des discours de vérité. N’existent plus que des énoncés, ”décochés eux-aussi en rafale”, d’où est absent le moindre ombilic d’énonciation. Le discours politique, à son tour et à l’époque contemporaine, illustre, met en scène et avalise la destitution subjective généralisée.

Par voie de conséquence, les seuls endroits où l’on parle encore de politique – au sens Aristotélicien du terme – c’est-à-dire là où la parole a encore droit de cité, là où se trouve réhabilitée la langue, en temps qu’elle vectorise et véhicule l’échange, c’est dans les mouvements citoyens. C’est aussi dans l’ombre qui recouvre et enveloppe nos groupes de travail – fussent-ils en pleine lumière. Nous le savons tous.

Evoquant l’indigence, l’anémie et la médiocrité qui affectent aujourd’hui la langue et accordant cette évocation avec la propagation au quotidien de ce qu’elle appelle avec Vigotski : « le langage égocentrique », H. L’Heuillet ajoute en substance que la prolifération des sigles et autres acronymes dans la langue a pour effet – et peut-être pour fonction – d’interdire l’équivoque signifiante donc d’éloigner le sujet de son désir en le privant de cette aptitude à créer du sens avec ce que de matériau langagier l’histoire a conservé, mis à son service et offert à sa fantaisie, dès sa naissance. à ce stade de son exposé, on a déjà compris que ce que nous nommions, il n’y a pas si longtemps encore et non sans mépris: ”la langue de bois”, est en train de devenir dans l’indifférence générale et l’ignorance la plus convenue : ”une langue de fer” ! De mon côté et à ce point de mon argument, je ne peux m’empêcher de penser à G. Orwell qui, dans son roman : 1984, faisait dire à Big Brother pour justifier la dictature de la Novlangue : « Nous taillerons le langage jusqu’à l’os ! ».

H. L’Heuillet aurait aussi pu parler de la façon dont a pu s’immiscer, puis métastaser dans la langue courante, le lexique informatique – lexique qui n’est pas constitué de signifiants mais d’onomatopées (bug qui a donné buguer en français, et s’est substitué silencieusement à dysfonctionner / blog qui a donné blogueur, blogueuse, c’est-à-dire quelqu’un qui a eu l’immense audace de créer son propre blog pour parler de lui à des gens qu’il n’a jamais vus de sa vie, sans blague… / spam, le spam étant ce qui fait de la machine- ordinateur un corps – si, si… – puisque c’est par lui que des ”virus” vont coloniser l’ensemble de ses organes et en assurer le vieillissement prématuré / Il y a aussi wifi ou bien arobase. Arobase bénéficie auprès de moi d’une aura particulière, non-seulement parce que arobase possède plusieurs syllabes, mais aussi parce que le symbole aurait une origine en dépit du fait qu’elle soit difficile à déterminer avec certitude. Certaines hypothèses la situent au VIème siècle où arobase aurait déjà été utilisé par les moines copistes, comme représentation de ad en latin (« près de », « à »). D’autres la datent de l’époque de l’imprimerie à caractères fondus comme contraction de « a rond bas » (bas de casse). Mais, il existe encore d’autres hypothèses…

Bref, en dehors de ces sortes de phonèmes (on ne sait plus comment les nommer…) un peu monstrueux ou mutants, orphelins de toute étymologie donc de filiation, il y à aussi ces mots exilés de leur sens originel qui, pour être utilisés de manière inflationniste, se voient dépossédés de toute efficience sémantique et qu’il devient, pour moi, difficile de prononcer sans m’écorcher la langue. Je pense, entre autres à: ”usager”, ou bien: ”empathie”, ou bien encore à la locution : ”famille politique”…

Je ne dirai rien non-plus de tous ces néologismes superfétatoires, ces métaphores aussi ridicules que sauvages qui, entre surenchère et asepsie, ne me paraissent pas avoir d’autre vocation que celle d’édulcorer et la langue elle-même et la réalité qu’elle a pour mandat naturel d’illustrer. Ainsi, j’ai eu le bonheur d’apprendre récemment, dans un prospectus (j’allais dire : ”processus”…) de propagande municipale à Montpellier, que les nouveaux horodateurs installés dans le quartier où je loge auraient inévitablement pour conséquence de : « apaiser la circulation automobile » et : « dissuader le phénomène de voitures-ventouses ». Mais, que l’on m’explique : Comment s’y prend-t-on pour apporter de la ”paix” au ballet incessant de blocs d’acier montés sur quatre caoutchoucs remplis d’air comprimé ? Comment fait-on pour « dissuader un phénomène » d’avoir des intentions coupables ? Personnellement, je vois mal ce que pourrait être une « voiture-ventouse », cependant je crois bien savoir ce qu’est un ”politicien-ventouse”… Contre vents et marées, s’accrochant fermement à son statut, aux bénéfices qu’il ne manque pas de lui procurer comme à ses émoluments, avec la détermination qui est celle de la moule se cramponnant à son rocher.

Je n’en dirai pas davantage pour ce qui concerne la disparition progressive de toute inter-locution dans les administrations françaises, lorsque l’échange de paroles avec le personnel de l’accueil désormais absents (l’accueil et le personnel) se voit réduit à l’utilisation de bornes dites « interactives », qu’on ne sollicite que comme on dialogue avec cet objet transitionnel que l’on nomme smartphone, c’est-à-dire par… effleurement digital.

Je garderai aussi le silence au sujet de la disparition ancienne de la double négation dans la langue française, puisqu’elle a dû s’éclipser peu de temps après ma naissance. Et, je me tairai tout autant pour ce qui concerne la façon dont les adverbes ont pris la poudre d’escampette, au moins à l’oral, pour céder la place aux adjectifs à partir desquels la langue les construisait… spontanément. Il y a encore quelques temps, aux mêmes endroits où des parents ”s’ennuyaient gravement”, leurs enfants s’y ennuient ”grave”. Etc… Etc… à l’instar de beaucoup de mes collègues de travail, j’ai la faiblesse de penser que pour dire : ”Non !” au monde, encore faut-il y avoir préalablement consenti. L’oeuvre de civilisation ( Die Kultur) étant ce qu’elle est, pour consentir au monde il n’existe donc aucune autre solution que celle d’assentir à la langue (sauf à le payer parfois du prix de la folie). De fait, il convient d’abord d’accepter les contraintes de la langue pour espérer obtenir la liberté qu’elle autorise et promet. ”Jouer avec” la langue n’est pas ”se jouer de” la langue. Toute la beauté et la vérité de l’enseignement de G. Pérec, comme celui des autres membres de L’Oulipo, tient dans cette antonymie.

Enfin, pour moi, tout ce dévoiement contemporain de la langue ne m’apparaît plus conséquent, je le trouve ”juste énorme” ; Tout cela ne m’affecte plus, ”ça m’impacte”; Je ne crains plus d’y perdre mon latin mais de ”psychotter” ; Et, puisqu’il s’agit de mon « ressenti » et que celui-ci est souverain, alors… ”Voilà” !..

Au fond, ce que H. L’Heuillet (ainsi d’ailleurs que les autres auteurs dont j’ai évoqué le nom tout à l’heure) tient à faire entendre, c’est que, à l’époque contemporaine, la langue a cessé d’être féconde. Elle n’est plus ce substrat, cette substance, oserais-je dire ce placenta, dont l’individu se nourrit et qu’il est indispensable d’introjecter puis de «métaboliser» (Leclaire), pour accéder – via la division subjective et la castration symbolique – au statut de parlêtre. Ce qui revient à dire que, pour la psychanalyse, parler n’est pas seulement produire, avec sa bouche, des sons. C’est aussi de cette façon que j’explique l’enfouissement convenu de l’inconscient et la haine dont la psychanalyse fait aujourd’hui l’objet. Car, si pour beaucoup le désir n’est plus maintenant qu’une vieille lune et la psychanalyse un fruit qui n’est plus de saison c’est probablement parce que ce que propose la psychanalyse, à savoir : l’accès à la reconnaissance, pour l’individu, de sa propre incomplétude, permise par le recours à la parole donc à la langue (elle-même incomplète), est devenu insupportable au regard de ce monde. Dans la société qui est la nôtre, la langue n’est plus qu’un ustensile comme un autre, une sorte de prêt-à-parler dont le paroxysme se résume au discours de la radicalisation islamiste qui n’est fait que d’injonctions s’adressant à la pulsion de mort. Le jihadiste ne parle donc pas, ”il est parlé”, de façon ventriloque, par le discours radical. Nous pourrions alors, et ce en toute légitimité, nous poser la question de savoir si le jihadiste n’a jamais été abonné ”à” la fonction phallique ou s’il s’est désabonné ”de” la fonction phallique. Pour ma part, je serais volontiers enclin à opter pour la première proposition.

Ainsi, je comprends la haine de la langue comme une haine de la pensée, dans sa version la plus archaïque, la plus primaire. Elle existe maintenant chez nous à l’état endémique et s’y développe désormais comme croît une pathologie auto-immune. La haine de la radicalisation islamiste n’est donc que le prolongement extrême et caricatural de la haine que la société civile voue, à son insu, à sa propre langue, donc à elle-même, à l’Autre. Ce que nous renvoie l’islamisme radical ne me semble donc pas être autre chose que notre propre image quand nous nous regardons dans un miroir grossissant… Un mouroir.

Mais alors, que dire, de quels ciseaux particuliers cette haine ”augmentée” est-elle taillée, comment spécifier le + 1 de cette haine de la langue, qu’il est aisé pour l’intuition de constater dans le jihadisme et que personnellement j’entends comme un plus-de-jouir – une supplémentation de jouissance qui tiendrait à l’éternisation de la relation fusionnelle, incestuelle avec la mère, avec tout ce que cette relation amniotique comporte d’océanique ?

Peut-être, pourrions-nous ici le faire en commençant par poser l’hypothèse selon laquelle toute haine de l’autre est une haine de la langue et toute haine de la langue une haine de l’origine, c’est-à-dire une haine de la langue quand elle manque… à sa place originelle, ou quand plus rien (c’est-à-dire : aucune langue substitutive) n’est capable de faire bordure à son impérialisme. Langue, faisant ici défaut à l’enfant quand elle lui fait faux-bond. Là, langue absente à l’enfant, absentée par l’enfant, que de lui être trop présente.
Ici, se tient peut-être la seule et infime frontière qui sépare (et néanmoins relie) le terroriste islamiste né musulman du terroriste converti.

Pour tenter de localiser cette frontière, il faudrait commencer par comprendre que tous les assassinats perpétrés en France depuis quelques années l’ont été au nom d’un islam ”viril”, d’un ”vrai” islam, d’un islam encore « plus vrai que le vrai » islam (je reprends ici à mon compte la phraséologie de Baudrillard, quand il parle du « virtuel »), au nom d’un islam différent, autre, d’un néo-islam au-delà parce qu’en-deçà de l’islam wahabite (le plus archaïque, celui de l’Arabie Saoudite), c’est-à-dire au nom d’un islam inaugural en temps qu’il prétendrait aussi donner aujourd’hui à l’Histoire, comprise à l’échelle de la planète, sa seule et véritable impulsion, sa naissance, sa plus pure origine… Son Big Bang !.. Incessamment répété par le bruit de ses fusils !

L’Islam, dont il est ici question et qu’évoque Hélène L’Heuillet (p. 66), prétendrait accoucher en même temps de Chronos (temps objectif) et de Tempus (temps subjectif), tout comme dans la mythologie Rome dut son advenue au monde à la naissance de Rémus et à celle de son jumeau, et le monde (dans la mythologie chrétienne) sa survenue à lui-même à la naissance de Caïn et Abel… D’un point de vue philosophique et mathématique, la dissidence de cet islam tiendrait toute entière à son désir de pulvériser la dualité entre synchronie et diachronie, entre abscisse et ordonné, afin de consacrer la royauté du Un, d’absolutiser la détermination du Point !

Il faudrait pareillement se souvenir de ce que dit G. Kepel. En effet, après avoir enquêté sur les auteurs d’assassinats en France, commis au nom de la religion musulmane ces dernières années, il observe que chez tous ces auteurs (les frères Merah, les frères Kouachi, Koulibaly, etc…) : Il n’y a pas de père ! Dans le meilleur des cas, il y a l’Aide Sociale à L’Enfance ! Celle-ci fait ce qu’elle peut. Mais, elle peut peu. Elle ne remplacera jamais un père symbolique, ni réel. Et, c’est d’emblée que sa dénomination de « aide » fait d’elle un père imaginaire bien trop amputé (pour ne pas le dire autrement) pour qu’elle puisse apparaître à l’inconscient de ces jeunes gens comme autre chose qu’une prothèse !

Il faudrait aussi se rappeler ce que dit Samia Maktouf (avocate des familles de juifs assassinés à Toulouse par M. Merah), lorsqu’elle remarque que, derrière ou juste à côté de tous les auteurs d’assassinats, il y a une femme (une mère, une sœur, mais une femme qui a une importance capitale aux yeux et aux oreilles du meurtrier, à son coeur).

à quoi il serait judicieux d’ajouter que dans les mariages traditionnels célébrés dans les pays gouvernés par l’islam, la femme ne choisit pas son époux. Ainsi, l’investissement phallique de l’épouse se porte sur les garçons et notamment l’aîné des garçons. Le psychanalyste et chercheur en anthropologie à l’Institut du monde arabe, Malek Chebel avait, pour qualifier le lien incestueux qui unit la mère à l’enfant-mâle dans les pays arabo-musulmans, forgé un concept : « le manternel ». Concept à la phonation duquel s’entend le caractère éminemment pathogène d’un lien constitué d’un double statut : celui de l’amante éternelle et celui de la mante religieuse (à la fois interdite et dévorante). Selon M. Chebel, la femme née dans les pays que je viens d’évoquer ne peut espérer d’identité et de place que parce qu’elle est mère, et notamment de garçons. Cette identité, cette place, ce respect, elle ne l’obtiendra que par incorporation symbolique de l’enfant pourvu des attributs de son père… Comme si ces derniers étaient les siens ! Certes, ici, tout comme ailleurs, la mère accouche. Mais ici, son fils fait d’elle une mère en même temps qu’une personne. Par la prestidigitation de ce tour, ”Big Mother” (J. Ascher) prendra éternellement langue avec son fils…

Or, pour la psychanalyse, parler de « langue maternelle » se conçoit comme un abus de langage. La langue maternelle n’est constituée que du babil de « lalalangue » (Lacan). La langue maternelle est une langue close sur elle-même, c’est la langue de la dyade. C’est la langue du sexuel refoulé. Tandis que c’est la langue paternelle qui – via l’interdit de l’inceste – va instituer le sujet en permettant son accès à une langue autre, une langue tierce. Mais, lorsque le père est absent, dans la réalité ou absent du discours de la mère comme de son désir, alors la mère est « élevée à la dignité de la Chose » (Lacan). Or, absent ou présent réellement, le père ne peut jamais exercer sa fonction sans l’assentiment explicite ou implicite de la mère. Sachant que cet assentiment n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il ne fait l’objet d’aucun calcul préalable…

L’Autre, dont la langue est celle avec laquelle la mère s’adresse à d’autres qu’à l’infans, ne suffit pas pour remplir la fonction dont je parle. Aucune autre phonaison, étrangère à l’intimité, à la chair de l’enfant ne saurait suppléer la langue paternelle, même si celle- ci est la même. En l’occurrence et en quelque sorte, le grain de la voix y sècherait son cours. Je veux dire que, dans un tel cas de figure, il y manquerait l’intervention propre du père – comme un punctum, une sanction, mais une sanction au sens de « l’acte », non à celui de la punition. Une sanction qui viendrait transmuer le «dit» en un « dire », c’est- à-dire encore une sanction qui autoriserait l’enfant à faire une différence entre l’énoncé et l’énonciation. Une sanction qui permettrait la métabolisation du langage donc son appropriation, puis sa transmission. Bien sûr, la mère, même seule, peut parler au nom du père, peut faire parler le père par sa voix. Il suffirait qu’elle le veuille. Pour le dire en bref : elle pourrait se passer du père à l’expresse condition qu’elle s’en serve (Lacan).

L’islamisme radical et le jihadisme de celui dont le père est absent et qui est né musulman, en France, par exemple, constituerait la tentative désespérée et vaine de à la fois adopter la langue paternelle et de se faire adopter par elle. Il se représenterait Daech comme figure et fonction paternelles. Le leader, le chef de bande, le caïd du quartier, ne suffirait plus à remplir cet office, à exercer ce ministère. Son charisme souffrirait en pareille circonstance de trop de réalité, de trop de corps, de trop d’image et de trop peu de transcendance, de trop peu d’idéation, de pas assez de ”ailleurs” et de pas assez de ”autrement”. Dans la confusion psychique la plus totale et la plus revendiquée, le ”besoin” du jihadiste, assimilé à sa ”demande”, serait celui de mettre à exécution les ordres d’un ”quelqu’un” sans jamais avoir à les discuter, sans jamais pouvoir les négocier – expression d’une langue qui ne serait parlée que par un seul et qui, par voie de conséquence, rendrait nulle et non-avenue toute velléité d’inter-locution donc tout accès à la fonction phallique.

Ce qui est donc haï, dans une telle situation, n’est pas la langue paternelle proprement dite, mais ce serait ”l’absence” de cette langue – préjudice dont l’Autre est tenu responsable, et langue paternelle à laquelle l’Autre apparaîtrait comme l’instance qui aurait substitué sa langue à celle du père. Sur le bout de quelle(s) langue(s) se tiendraient alors les signifiants originellement destinés à l’enfant ? Sur les bords de quelles lèvres ne lui resterait- il plus qu’à se pendre ? Or, nous savons avec Lacan que toute disqualification de l’Autre exige la survenue d’un Autre « plus féroce encore que le précédent ». Aujourd’hui : le discours injonctif de l’islam radical, qui n’est composé que des salves de ses ukases ! Ainsi, ce nouveau Autre n’est plus introjecté mais littéralement incorporé. Il l’est parce que ce que recherche le jihadiste radicalisé c’est un lien « absolu « où L’autre est – en lui – pétrifié, statufié, immuable. Désormais, il prend son corps, en son entier, pour le « lieu » sacré de son culte ! Il n’est pas simplement « gros » de sa religion. Sa religion, « c’est » sa chair ! Sa religion, « c’est » son sang !

Dans le cadre d’une conversion à l’islam radical tout se scénarise, se joue à l’identique… Ou presque. à ceci près que, là, la langue paternelle est haïe d’être trop présente. Sur cette scène, la conversion radicale et le jihadisme s’entendent comme une destruction orchestrée de la langue paternelle et de l’Autre d’où elle est issue. Là, tragiquement, le discours inflexible et minéral du père ne permettrait pas davantage l’appropriation subjective de la langue.

Pour illustrer de manière archétypique et paradigmatique ce que j’avance, je dirais que ce drame est probablement celui qui est arrivé à cette jeune bretonne : Emilie König, qui est la recruteuse de jihadistes la plus recherchée par tous les services secrets de la planète (à l’heure où j’écris, elle est prisonnière de l’armée Kurde et demande à rentrer en France). Emilie, dont le père était… Gendarme, c’est-à-dire quelqu’un qui a choisi de faire profession de représenter et de faire appliquer la Loi, les énoncés non- discutables de la loi. Je pense qu’on ne peut pas s’appeler longtemps König, sans apprendre à un moment ou à un autre que der könig, en allemand, c’est le roi ! Quand bien-même ne serait-on pas germaniste…

L’islamisme et le jïhadisme de celui qui s’est converti au radicalisme islamiste constituerait le refus catégorique d’adopter la langue paternelle et de se faire adopter par elle. La haine, ici, n’est pas haine de l’absence du père mais haine de sa présence. C’est la haine ”pure” du père !
Ainsi, là où l’impossibilité se marie ou se conjugue avec le refus et, ce, dans et vis-à-vis de la langue : que le jihadiste soit né musulman d’un père absent ou qu’il soit né autrement d’un père indépassable, puis se soit converti à l’islam radical, la langue d’un tel père est une langue morte !

C’est exactement le contraire de ce qui est arrivé à Louis Wolfson (le schizo et les langues) qui haïssait les signifiants de sa mère (de langue anglaise), et qui verra sa schizophrénie aller beaucoup mieux quand son beau-père et sa mère accepteront de s’adresser à lui en français (la langue du beau-père) et en Yiddish – langue que Louis identifiait avec justice à son père. Louis Wolfson apprendra seul une dizaine de langues dont l’hébreu, le français, l’allemand, le russe, le yiddish, etc… Et, inventera une langue, à partir de toutes celles qu’il connait, pour tenter de se défendre de l’anglais, c’est-à-dire des intrusions de sa mère. Une langue qu’il était donc seul à pouvoir parler… Il abandonnera cette langue quand il s’apercevra que celle-ci – en quelque sorte : embastillée – ne permettait pas l’équivoque signifiante… Donc l’humour.

Ainsi, cette haine de la langue de l’autre, de l’Autre, est aussi haine de tous ceux qui la parlent. Cette haine s’illustrera radicalement dans l’appel au meurtre chez Mlle Koenig par exemple et dans l’acte directement meurtrier chez les autres. Mais, l’assassin garde jalousement la mort pour lui (c’est la question du paradis, et de la mère) et souhaite en revanche renvoyer ceux qu’il tue au néant, figuré par l’émiettement que produit l’explosion de leurs corps. Pour ce qui le concerne, l’activation de sa ceinture d’explosifs prend un tout autre sens. Sens qu’on peut apercevoir dans l’expression « se faire sauter » qui peut s’entendre comme le fait de basculer dans un ailleurs, faire le saut suffisant qui y conduit, mais aussi de façon plus triviale ou cavalière comme la jouissance procurée par l’explosion de soi en temps qu’elle annonce la jouissance d’être dilué dans « le Grand-Tout », comme dit H. L’Heuillet. « Se faire sauter », ici, illustrerait le désir fou de retrouver ce « sentiment d’éternité », dont parlait Freud dans sa correspondanc e avec R. Rolland, susceptible d’être obtenu et re-éprouvé en s’imaginant regagner le séjour intra- utérin, ce « Réel primordial qui pâtit du signifiant », pour parler comme Lacan, où « Tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », cette fois pour le dire comme Baudelaire.

En fait, ce que nous livreraient, à leur insu, ces assassins, c’est leur conception d’un Dieu qui serait d’essence féminine…
Si jamais, ils m’entendaient.. . Ils n’en ”croiraient” pas leurs oreilles…

Eric Vigouroux, Psychanalyste Montpellier

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