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L’EXISTENCE, EST-ELLE UNE ÎLE ?
 – Éléments pour une clinique de la raison obscure –

Auteur : Eric Vigouroux

S’il est une vérité de la sociologie, elle consiste en ceci que les faits sociaux sont tous reliés entre eux, comme le soutenait Durkheim.

Alors, qu’y a-t-il de commun entre le mariage pour tous, la Procréation Médicale Assistée, la Grossesse Pour Autrui, la création d’embryons humains à des fins médicales et de recherche, le clonage, la crémation, l’euthanasie comprise comme suicide assisté, l’altération de la langue, la perversion de ce qui fonde la culture française depuis 1789, à savoir : le Droit ?.. Et bien d’autres choses encore que je n’ai pas le temps d’évoquer ici comme l’inscription généralisée dans l’imaginaire de « l’usager » en tant que figure archétypique sous laquelle toute subjectivité est enjointe à être subsumée ou l’enfouissement convenu de l’inconscient à l’époque contemporaine.

J’ajoute, ici, que chaque item m’apparaît comme le corrélat du précédent et, quoi qu’il s’en dise, me semble lié au suivant. Ce processus, pour moi, de façon structurale, reste noué avec le principe de la chaîne signifiante.

Par ailleurs, convoqué lui-aussi souvent à une place d’expert, le psychanalyste, qui n’oublie pas que la psychanalyse elle-même est un symptôme, comme le disait Lacan, s’en tient une place d’observateur ou de témoin de son temps. Mais, témoin non aveugle, non sourd et aussi non muet. Ou, peut-être, devrais-je dire, si je sacrifiais au politiquement correct qui oblige aujourd’hui qui parle à édulcorer la langue : ”non mal voyant, non mal entendant, non mal disant”. Où l’on entendra encore, pour qui est au fait de la langue, des équivoques signifiantes et des homophonies, que le psychanalyste ne voit pas le « mal » partout…

D’une certaine façon, je considère que ce qui se passe sous les yeux du psychanalyste, en quelque sorte… le regarde. Qui ne reçoit pas, dans l’enclosure de son cabinet de psychanalyste, des personnes en grande souffrance, imaginera avec difficulté l’acuité du regard sur la vie sociale que concède la hauteur du lieu, alors que précisément il convient d’y être « terre-à-terre », si je puis dire. Selon moi, moins qu’une tour de garde, un cabinet de psychanalyse est une tour de guet. Car, tout comme dans le conte de Perrault (Barbe Bleue), de là-haut, peut-être serait-il salutaire de voir quelque chose venir.

Ce qui, d’un certain point de vue, autoriserait le psychanalyste à parler quand il pense être à son tour de le faire, lui qui se tait si souvent.

Ce qui, en outre, ne permet pas au psychanalyste de croire que la psychanalyse parle par sa bouche, comme elle serait susceptible de parler par celle d’un seul de ses représentants. À en être convaincu comme à se taire, le psychanalyste courrait le risque d’imaginer que la psychanalyse n’est plus un structuralisme mais se serait transmué en un essentialisme qui délivrerait une définition originelle et éternelle de ce qu’il est d’usage de nommer : la nature de l’homme. Il en oublierait aussi que l’inconscient est une production de la vie sociale et que, à ce titre, si les conditions sociales et historiques de production de l’inconscient mutent, l’inconscient mute aussitôt. Il en oublierait encore que les conditions d’exercice de l’existence humaine ont lieu, quelles que soient les cultures considérées, à partir de la nouaison entre le réel, l’imaginaire et le symbolique. Enfin, pour oublier tout cela, (avec ce que peut-être ceci comporte de contradiction) il s’oublierait probablement comme psychanalyste…

Bref, tout cela pour dire que si l’homme est divers, ici ou bien là, si l’imaginaire est différent, ici ou bien là, il n’en demeure pas moins que le nœud borroméen me semble être ce à partir de quoi s’articule tout ce qu’il en est du sujet, du moment où il parle, et quelles que soient sa langue et sa culture.

Pour moi, tout ce qui constitue cette mémoire fait de la psychanalyse un cadre théorique et interprétatif dont la modélisation est en perpétuel mouvement. Parce que la psychanalyse questionne sans discontinuer la complexité de la vie sociale et s’interroge sans trêve sur elle-même, elle se garde le plus possible des chausse-trapes mortifères tendues par la certitude et des oukases où le discours du maître voudrait volontiers engloutir toute parole singulière.

C’est précisément ici la raison pour laquelle j’examinerai ce que j’ai promis de faire sous la forme de la proposition de sens et du questionnement, non sous celle de l’autorité. Je construis donc ce texte pour qu’il engage l’échange, pour qu’il laisse ouverte la parole de qui voudra bien la prendre.

 

Ainsi, dans la mesure où je sais par expérience que rencontrer l’autre est d’abord se rendre au-devant de ses signifiants, j’interroge la revendication d’une partie de « la communauté homosexuelle » – comme il est d’usage d’en parler dans les médias – à partir de ce que l’on nomme : « le mariage pour tous ». Je note que, dans l’histoire, après avoir été persécutées par l’étoile rose, stigmatisées par l’insulte, dans les années 70, les personnes homosexuelles souhaitaient faire reconnaître leur sexualité comme différente. Il semblerait aujourd’hui que cette volonté se soit retournée en son contraire (comme il en est parfois de la pulsion…) puisque l’enjeu actuel paraît être de noyer la différence dans la masse que constitue ce « tous ». Dans un pays démocratique comme le nôtre, la masse, la totalité se confond politiquement avec la norme. Or, la norme sexuelle, tous le disent, c’est l’hétérosexualité. Faudrait-il voir dans cette demande le désir inconscient et pour le moins paradoxal de diluer la spécificité de l’homosexualité dans la normativité hétérosexuelle ? Cette dilution aurait-elle à voir avec un déni de leur propre sexualité chez les acteurs les plus concernés, à l’instant précis où ils ont l’impression d’œuvrer pour son contraire ? Si tel était le cas, la demande homosexuelle au sujet du mariage pour tous participerait à son insu de l’imaginaire d’une sexualité illégitime. Le psychanalyste reverrait-il ici sourdre à nouveau, au travers de  la demande homosexuelle, au sujet de la reproduction, la bisexualité psychique qu’il avait jadis identifiée sous l’hystérie et qu’il croyait ensevelie sous la disparition de la fonction paternelle, au profit de la structure psychique dite : « Etat-limite » ?

En outre, si l’argument au sujet du mariage pour tous était véritablement celui de l’égalité en droit, au sujet de l’héritage, de la retraite, des impôts, etc… N’eut-il pas suffit de modifier le PACS de façon à le rendre apte à la produire ?

Il est surprenant de voir une communauté désirer à ce point s’approprier les signifiants de la norme…

Il est aussi étonnant d’espérer trouver – même si l’étymologie est la même (lex , legis, = la loi, en latin) – dans la législation la légitimation, donc la légitimité, de son choix d’objet en matière de sexualité. Cette confusion instituée entre l’intime qui relève de la liberté et du secret de chacun, le privé et le public qui, eux, dépendent du Droit, ne saurait, à mon sens et à terme, n’être que préjudiciable à tous les individus qui constituent indistinctement cette fameuse masse.

Une fois de plus, je retrouve là-aussi ce que je ne cesse de déplorer, c’est-à-dire la propension maniaque de la société post-moderne à la « juricisation » de l’ensemble de ses secteurs et dimensions, assortie fatalement de son goût immodéré pour la procédure judiciaire. Tout a l’air de se passer comme si nous souhaitions oublier que la législation ne prend jamais chez nous que la place laissée vacante par le lien social et par le « bon sens » cher à Descartes.

Je crains que la prophétie de Baudrillard ne se vérifie plus rapidement que prévu, lorsqu’il disait, en substance, que viendra un temps où les hommes appelleront de tous leurs vœux la privation de liberté – qui est précisément ce que présage la fureur contemporaine de législation.

On m’objectera peut-être que le mariage pour tous doit être possible en France puisqu’il est déjà légal dans certains pays amis et voisins en Europe. Mais, ce serait bien là l’argument le plus fallacieux que je connaisse. Car, pour moi, ce n’est pas un argument, ce n’est même pas une opinion. C’est la répartie qu’affectionne tout politicien qui doit justifier une mesure quand il sait, sans avoir le courage de le dire, que l’argumentation réelle de sa position, s’il l’énonçait, irait à contre-courant de son clientélisme.

Il est coutumier de croire qu’à une mutation de la vie sociale correspond une mutation dans la langue. Je pense exactement le contraire : à savoir qu’une mutation de la vie sociale est toujours précédée voire annoncée par une mutation de la langue elle-même. C’est ainsi que je comprends la banalisation du terme de mariage pour tous comme le poste avancé d’un processus qui conduira le législateur à valider la Procréation Médicale Assistée pour tous, puis la Grossesse Pour Autrui pour tous, même si l’on nous assure, merveilleusement, que ces deux questions sont pour l’instant « prématurées »…

Là- encore, je m’interroge : derrière cette noyade des singularités dans la masse, ne se cacherait-il pas la volonté obscure de faire frénétiquement de l’homogène avec de l’hétérogène ? Est-ce la vocation de la législation que de fabriquer de l’identique à l’endroit où sa mission républicaine prétend générer de l’équivalent ?

Sous couvert d’égalité, n’y aura-t-il pas inégalité de fait entre les homosexuels femmes et hommes puisque ces derniers seront obligés, pour avoir un enfant, de passer sous les fourches caudines du réel de la différence des sexes, donc d’avoir recours à une mère porteuse ? Comment le législateur compte-t-il faire pour réduire l’insistance du réel au sujet de la différence des sexes et répondre à ce qui apparaîtra, rapidement et en toute légitimité, comme une inégalité de corps ? Pour les unes, le recours à l’autre sexe s’imposera. Pour les autres : tout autant ! Mais, pas de la même manière ! L’homosexualité féminine et masculine ne sont peut-être pas les mêmes. Tout dépend peut-être encore, comme le disait Freud, de la nature des identifications. La différence des sexes persiste et signe donc au-delà du choix d’objet chez chacun et au-delà des gesticulations des législateurs de tous bords et de toutes confessions ou obédiences.

Elle et il,  pour être les pronoms personnels à partir desquels toute existence se conduit, n’ont peut-être rien à gagner à se confondre avec ce on, quelque peu Heideggérien – pluralité vaporeuse – où la subjectivité ne devient plus que l’ombre d’elle-même, si d’aventure il et elle se prennent l’un pour l’autre, l’un ou l’autre, ou tous deux ensemble, pour quelque autre.

Je pense que la ressemblance que recherchent certains homosexuels est un trou qu’ils ne combleront jamais. Et, ce trou est précisément celui que la psychanalyse de Lacan appelle le « réel ».

De plus, ne se tiendrait-il pas là, dans ce recours à du tiers pour assurer les conditions d’une naissance dont le seul réel dément la possibilité, l’institutionnalisation et le travestissement ou le masque de toute une fantasmatique de l’adultère ? Qui sait ce que d’embastillement et de fer, dans la psyché d’un enfant, pourrait produire (si tel était le cas) l’invention d’un visage supplémentaire de la bâtardise ? Je pose ici la question. Je n’y réponds pas.

Le législateur français, qui qu’il soit et d’où qu’il vienne, volontiers oublieux de Marx quand il s’agit de peine au travail, serait-il devenu soucieux de la prostitution des femmes quand « Ca » ne parle plus de leur vagin mais de leur utérus ? Cette ”marchandisation des corps”, dont il se rengorge et qu’il fait mine de craindre plus que toute autre, à grand renfort de cris d’orfraie ou sous les plaintes de la vierge effarouchée, cette prostitution des ventres féminins est-elle autre chose que l’aboutissement logique de la prostitution de chacun quel que soit son sexe quand il s’agit de vendre sa force de travail ? Voilà bien, ici, le législateur confronté aux apories de sa logique économique et contraint de faire appel à l’arbitraire d’éthiciens, eux-aussi appartenant à un bord, une confession ou une obédience, pour lui indiquer une limite.

Cependant, il n’aura probablement d’autre choix que celui de la franchir, au nom précisément du principe de cette égalité dont il se gargarise et se doit de pousser le respect jusqu’à l’absurde. Le législateur sait-il que la Grossesse Pour Autrui est vouée à n’être pas autre chose qu’un métier de pauvre ?

Du législateur et de la législation, on serait presque en ”droit” de se demander qui gouverne qui ?

Cette « marchandisation des corps » à laquelle la société est conduite était, par ailleurs, annoncée dans la langue depuis la banalisation des nouvelles formes d’assistance à la procréation. En effet, sous la généralisation de signifiants tels que « banque du sperme », « stock génétique », « patrimoine héréditaire », etc… ou même « capital santé», médecins, législateurs, médias et gens ordinaires manipulaient déjà, et naïvement, tout l’éventail du lexique économique.

 

Grossesse Pour Autrui , voilà encore un signifiant intéressant… Car, il ne se dit pas : « Grossesse Pour Les Autres, pour une autre… », Mais seulement Grossesse pour Autrui. L’Autrui destinataire de la grossesse aurait-il quelque parenté avec le tous du mariage ? Pas tout à fait ou pas seulement puisqu’il ne s’énonce pas exclusivement comme un pluriel indifférencié, généreux et égalitaire mais comme un pluriel qui voudrait se faire passer pour un singulier, un « prochain », c’est-à-dire une adresse – comme cela se fait souvent dans les sociétés traditionnelles, au sein d’un même clan, d’un même lignage, s’il s’agit pour une femme de réparer la stérilité de qui lui est liée donc parente, sans qu’à aucun moment il ne s’agisse de rétribution. À n’en pas douter : il s’agirait plutôt chez nous d’une vente honteuse d’elle-même et déguisée sous les allures d’un don. C’est la raison pour laquelle je préfère largement le terme de grossesse pour autrui  à celui de gestation pour autrui, dès lors que ce dernier, se substituant subrepticement au premier, désincarne l’enfantement, en origine le geste dans la prestation de service et n’en attribue la responsabilité qu’à la seule technique.

Un œil au fond du trou, un œil au fil de l’eau, entre profondeur et surface, l’esprit de la manufacture guette l’enfant. Il attend.

Après avoir obligé les enfants à pousser des wagonnets dans les mines, après avoir prostitué leur image et les avoir mis en scène comme objet de désir, nous agençons les conditions de leur avènement. Ni choux, ni fleur ! Quelle est donc la botanique que nous leur réservons ?

Mais, alors quel rapport peut-on avoir à la réalité, au sens, à l’autre, si l’on n’est qu’un ”produit ”, un ”consommable”, comme  l’industrie se plait à nommer ce qu’elle usine et nous vend ? La baguette magique du législateur qui voudrait faire de l’équivalent avec de l’identique, dans l’ignorance ou le goût – situationniste – du spectacle, tendrait à mon sens à faire sortir le même lapin de chapeaux différents ou le même polichinelle des tiroirs de plusieurs commodes.

Ne manquerait-il pas alors au chapeau de ce polichinelle cette corne abritant un secret fondamental : celui de « la scène primitive » ?

 

Pour y réfléchir davantage, je crois faire le constat que l’ensemble des nouvelles dispositions légales concernant la possibilité de se reproduire autrement que par les circuits connus et éprouvés de la reproduction, vise non seulement à forclore le réel des corps et à dénier à la différence des sexes son incontournable réalité, comme le dit en substance J.P Winter, mais encore à frapper d’obsolescence les questions de la perte, du deuil et de la castration symbolique. Or, ce déni de la différence des sexes engage fatalement celui de la différence des générations et il se trouve que ces deux différences essentielles sont constitutives de ce que la psychanalyse et la psychopathologie clinique nomment : le narcissisme secondaire, à l’instabilité duquel la psychose est aussi pour moi suspendue.

Ainsi, cette dame, américaine, âgée de 58 ans, veuve, et qui perd son unique fils dans un accident de voiture. Celui-ci, âgé de 30 ans au moment de son décès, avait pris soin de confier, à un établissement spécialisé, des échantillons de son sperme. Sa mère les récupère, recrute une mère porteuse pour le don d’ovule et une autre pour la grossesse et justifie ce que j’appellerais : son passage à l’acte, en disant : « Moi-aussi, j’ai le droit d’être grand-mère ! ».

Ne serions-nous pas là en train d’assister passivement à une levée symbolique du tabou de l’inceste  comme à la disqualification du réel de la mort elle-même ?

Ainsi encore, cette jeune femme, veuve et américaine elle-aussi, voyant – imaginairement – venir l’anniversaire de sa quarantième année, se fait inséminer avec le sperme congelé de son mari décédé depuis une décennie et, poursuivant une grossesse prudente, met au monde un enfant magnifique.

Une fois de plus, je pose la question : Comment se structure-t-on psychiquement quand on est le fils ou la fille d’un père mort dix ans avant notre naissance, quand on est le fruit des entrailles d’un corps paternel que la langue désigne depuis toujours sous le vocable de « cadavre » ?`

Dans la mythologie chrétienne (J’ai bien dit : ”mythologie”), Jésus est le fils de la vie éternelle. Ce qui ne me semble pas être tout à fait la même chose. Le Droit nous conduirait-il aujourd’hui par la main pour nous amener à identifier le réel à l’imaginaire, et réciproquement? Est-ce là sa vocation que de tirer suffisamment les ficelles pour que puisse se dénouer le nœud borroméen, qui est, je le répète, ce à partir de quoi la psyché se construit et ce en vertu de quoi la parole est viable.

 

Le Droit aujourd’hui ne me semble pas avoir exclusivement changé de destin, il me paraît aussi avoir contrefait sa nature. En effet, s’il fut longtemps cette instance surplombante garante de la légalité et siège laïc de la Loi au travers de son énonciation, je perçois sa transfiguration contemporaine comme pur instrument au service du délire. Pour moi, et pour Lacan bien avant moi, lorsque les traits du visage du grand Autre se défont, l’exigence alors survient d’un grand Autre « plus féroce encore que le précédent ». C’est ainsi que j’explique, entre autres choses, l’arrogance ou la folie de tous les intégrismes religieux. Mais, c’est encore un autre problème… Ou peut-être une autre Histoire…

Il n’en demeure pas moins que le Droit se voit à l’heure qui est la nôtre, lui-aussi,  dépossédé de ce qu’il contient de réel. Pourquoi et comment ?

Pour répondre, il faut commencer par faire le constat d’une éclipse singulière et passée – étonnamment aussi – inaperçue, ce qui, pour moi, signifie : sous silence !

En effet, ceux qui en appellent perpétuellement aux ”Droits de L’Homme” oublient tout simplement qu’il n’y a pas si longtemps encore les ”Droits de L’Homme” étaient aussi ceux du ”citoyen”. Si la question de la citoyenneté à disparue de l’intitulé, si ce qui s’intitule tout seul ou à peu près fait que ce qui se déclare délivre de l’homme une définition essentialiste et universelle, l’homme n’est-il pas privé de son rapport au monde et interdit à l’œuvre existentielle qui est ce par quoi, bien avant Sartre, il était déjà défini ? L’homme serait-il devenu le même, diachroniquement et synchroniquement ? Serait-il aujourd’hui « Un et Indivisible », à l’instar de cette nécessité étrange et sans visage, de qui il prétend, depuis plus de deux mille ans, être issu ?

Pour moi, longtemps, le Droit fut une sorte de porte-parole de la langue, dans le sens où, exposant la Loi et stipulant ce qui en participe et ce qui n’est pas de son ressort, il fédérait les individus et assurait au socius sa cohérence. Cette fonction (oserais-je dire : cette mission ?) me semble aujourd’hui singulièrement pervertie dans le sens où il est maintenant ce qui leurre le sujet sur son aptitude à soutenir son désir.

En effet, ne permet-il pas au sujet de croire souhaitable qu’à son désir ne se substituent des désirs, qui ne sauraient être que des désirs d’objets tangibles, produits en série et promus à la valeur que l’acquisition ou l’appropriation promet ?

Ainsi, le syntagme ”J’ai droit à…” me semble paradigmatique de cet état de fait, dans le sens où sa seule énonciation réfèrerait à un principe apte à tout légitimer et que ne pourrait contester que celui qui foule aux pieds le Droit, c’est-à-dire : le dictateur, le réactionnaire, l’homophobe, etc…

La perversion du Droit, c’est sa privatisation !

Ici, on se demandera pour quelle raison le sujet ne dit-il pas ”Je veux”, ”Je souhaite”, ”Je désire”… Peut-être ne supporterait-il pas le ”Non, c’est impossible !” qui lui serait objecté à travers la prise en compte du réel. Le sujet, c’est ce qui aujourd’hui disparaît sous la généralisation du statut de ”ayant-droit ”. C’est de cette façon que je comprends que le recours perverti à la langue et au Droit est ce qui vise à disqualifier le registre du réel (surtout celui qui tient au corps) et celui du symbolique, au profit d’une hypertrophie du registre de l’imaginaire.

Personnellement, amoureux du sport de rugby, je rêvais adolescent de troquer ma place de trois-quarts aile teigneux contre celle de troisième-ligne percutant. Mais, pour cela il m’eut fallu approximativement mesurer 1,90 m et peser 110 kilos. Ce qui n’a jamais été mon cas. Si je n’avais été qu’un fils de mon époque, et pas celui de mon père, peut-être me serais-je insurgé contre une taille et un poids qui ne me permettaient pas d’accomplir mes pulsions de percussion, et peut-être l’idée me serait-elle venue de traîner mon père et ma mère au tribunal pour leur faire payer le prix d’un génome dont le déterminisme, génétiquement maintenu, génétiquement transmis, prenait à contre-pied mes fantasmes les plus fous.

Pour le psychanalyste, l’existence est un chemin bordé de ronces et l’ordre symbolique n’a pas vocation à se mettre au service de la divagation.

Si je suis homosexuel, comment pourrais-je extraire de mon inconscient – sauf à m’extraire de ce que je suis – ce qui, ici, me paraît être ce qui le détermine aussi : à savoir le désir souterrain et obscur de ne pas me reproduire ? Car, serait-il inepte de penser que l’homosexualité contient, à l’état embryonnaire, l’absorption d’un complexe d’Œdipe résolu ou bien de façon gauche ou bien gauchement sublimé  parce qu’elle participe d’un choix d’objet narcissique, c’est-à-dire de l’identique ? Là-encore, la question se pose : la reproduction des homosexuels irait-elle dans le sens de la duplication ?

Le Droit, non plus comme tiers lointain, comme tiers saillant, mais comme tiers à portée de main, comme outil, est ce qui aujourd’hui permet cette sublimation. Celle-ci ne saurait être telle si le Droit, lui-même, ne voyait sa perversion relayée par celle d’un principe qui lui est consubstantiellement apparié : le principe de précaution ! Car, et puisqu’on ne parle plus qu’au nom des grands principes, celui-ci se trouve être celui à partir duquel une certaine, ministre de la santé, s’est sentie autorisée à commander aux laboratoires, il n’y a pas si longtemps et aux frais des contribuables, 94 millions de vaccins contre la grippe H1N1, dans un pays qui ne compte que 65 millions d’habitants, pour une grippe qui n’est jamais venue. Ce principe est encore celui à partir duquel on  bombarde et occupe certains pays, arguant de la nécessité d’une guerre préventive de façon à aller débusquer des armes chimiques qui se sont, par la suite, avérées absentes. La précaution est, à l’intérieur du territoire national, ce que la prévention y est à l’extérieur.

Intra ou extra-muros, l’étranger toujours est un virus, qui menace le corps.

 

Cependant, la perversion du Droit ne pourrait être effective si elle n’était parallèlement celle de la langue. Effectivement, force est de constater que la langue n’ordonne plus ce que nous sommes qu’entre la surenchère et l’asepsie. La surenchère est celle qui nous conduit à accepter qu’un livre, un manuel scolaire ne soit plus autre chose qu’un ”support d’apprentissage”, le cantonnier : un ”technicien de surface”, le pompiste : ”un animateur de pompes” et bientôt le coiffeur :”un capilliculteur”. Elle va dans le sens de sa coquetterie, qui la guide pour ne parler des choses qu’à partir de leurs allures (oserais-je, encore dire : de leur look ?) et agrée sans distinction tout ce qui s’oriente vers le néologisme superflu.  L’asepsie, elle, pour faire cortège à la surenchère (Corps ? T’ais-je ? Sur ce qui de la chair est sûr ?), œuvre en silence à l’édulcoration du signifiant et par voie de conséquence à la dénégation du signifié. Bref, le mariage de la surenchère et de l’asepsie donne aux mots le vertige et retire au langage sa valeur d’échange pour ne lui reconnaître que la seule valeur d’usage.

”Jouissance” (Lacan) alors de la langue, si l’être parlant devient moins préoccupé par le fait de dire quelque chose qui ait du sens que par celui de produire, avec sa bouche, des sons !

L’altération du symbolique, pour moi, commence ici, lorsque la langue elle-même se fait pur ustensile au service sinon du déni de toute réalité, en tout cas de ses transformations métastatiques et échevelées.

Quand le corps des mots se déguise, c’est le corps des choses qui se travestit.

 

À l’heure où j’écris, j’apprends par voie de presse que les petits écoliers de 45 Etats américains n’apprendront plus, dès la rentrée prochaine, à écrire avec un stylo mais seulement sur un clavier d’ordinateur. Je songe, dubitatif, au bonheur qui sera le leur plus tard de recevoir une lettre d’amour dactylographiée et à la fierté qu’ils auront de pouvoir signer un document administratif d’une simple croix. C’est pour la raison qu’elle ne « sert plus à rien » que l’écriture cursive dans peu de temps se verra supprimée. Je suis saisi de questions et traversé de craintes : à quoi sert la couleur bleu du ciel ? Et d’ailleurs, puisqu’il faudra la perdre, à quoi sert la vie ? Allons-nous peindre le ciel d’une couleur plus utile, ou peut-être tout simplement le « flouter », comme on dit aujourd’hui ? Ce serait dommage pour moi, car je m’étais habitué à ce bleu qui me rappelait toujours les yeux des membres de ma famille, vivants et disparus.

Et la vie, qu’allons-nous en faire ? L’Histoire n’a-t-elle pas déjà fait suffisamment l’expérience du sort qu’elle réserve aux vies qu’elle croit ou juge inutiles ? C’est avec le même sérieux que je pense maintenant à Heidegger, lorsqu’il disait en substance que la main est ce par quoi s’incarne l’essence de l’homme. Et, je me dis que la main est autrement engagée dans l’écriture cursive qu’elle ne l’est dans une frappe au clavier, car ce qui ne s’écrit que du bout des doigts doit certainement correspondre à ce qui ne se dit que du bout des lèvres. Mais, je me dis surtout que écrire à la main c’est aussi, c’est une fois de plus, c’est encore, mettre son corps et sa subjectivité en jeu (je ?). Le graphologue ne me démentira pas…

Décidément, il apparaît que c’est bien du réel du corps, dont l’époque ne veut plus rien savoir. Ici, elle nous dirigerait volontiers vers l’hermaphrodite royal et, là, gentiment vers l’amputation.

 

Avant de parler du clonage, je souhaite simplement rappeler que nos amis et voisins anglais ont autorisé la création d’embryons humains à des fins médicales et de recherche. Mais, que cherche-t-on exactement ? Et à quoi – ou à qui – la médecine destine-t-elle les organes des embryons qu’elle élève avec la sagesse et la naïveté qu’on lui connaît ? Pour quoi faire ? La recherche médicale, à son tour, se serait-elle affranchie de l’éthique, qui était classiquement ce qui donnait sens et direction à son entreprise ?

Alors, si l’écriture cursive ne sert à rien, à quoi sert le clonage ?

J’observe que le clonage humain n’est pas, pour l’instant à l’ordre du jour, nous dit-on… Ce ne serait donc pas pour bientôt que le clonage deviendrait le petit nom de la duplication pour tous. Cependant, je note que, il y a déjà une bonne quinzaine d’années, une brebis fut clonée avec succès et avec la révérence que les médias accordent généralement à ce genre d’expérience. On gratifia la brebis d’un prénom : Dolly ! En soi, intéressant ! S’il fallait absolument la prénommer, pourquoi ne pas l’avoir appelée : Panurge ? Aujourd’hui, nous prénommons les moutons que nous créons. Jadis, on tatouait des chiffres sur les poignets des déportés que l’on vouait à une crématoire disparition…

Dans la mythologie chrétienne (Et je maintiens le terme de « mythologie »), c’est vrai, le clonage existe déjà. Car, c’est à partir d’une côte masculine que du féminin est créé. Seulement, voilà, il s’agit de mythologie non de réalité. La bio-médecine n’aurait-elle pas le sens de la métaphore ? Voudrait-elle prendre au pied de la lettre le rêve, le songe ou bien la philosophie de Descartes imaginant le secours qu’aurait pu être pour l’homme la maîtrise et la possession de la nature ? Ainsi compris, le clonage est-il autre chose qu’une manière, pour l’homme, d’en découdre avec le divin ou de se prendre pour le transcendantal ? Une fois de plus, ne s’agirait-il pas de réduire le réel à des options imaginaires ? À quoi il conviendrait d’ajouter ce que le clonage partage avec ”le fantasme d’auto-engendrement” où se reconnaît aussi la psychose.

Mais, le clonage ne serait pas exclusivement une manière de se reproduire à l’identique par le biais de la parthénogenèse ou de la scissiparité, il serait aussi, comme l’évoquait Baudrillard, une formidable régression grâce à laquelle nous nous attribuerions le merveilleux statut de l’amibe. En consacrant la disparition de l’érotisme, il confirmerait de surcroît celle de l’autre et de son corps. Considéré dans sa visée métaphysique, pour les promesses d’infini qu’il contient, il serait aussi une tentative de forclore la mort elle-même, comme réel absolu.

 

C’est à cette place que je retrouve le point de départ de ma réflexion qui fut celui de me demander quelle obscure raison était susceptible de gouverner cette coïncidence troublante : au moment où l’histoire légifère sur de multiples conditions et dispositions destinées à attribuer à la naissance un sens nouveau, elle s’apprête à le faire au sujet de son plus parfait antonyme : la mort ! Le déni du réel de toute corporéité à partie liée avec le déni du réel de tout destin.

Ce sont donc bien les nouvelles formes du mourir que je dois maintenant questionner.

En effet, il est judicieux de faire le constat de l’irruption dans les antichambres du pouvoir et dans la vie sociale comprise de façon plus élargie, d’une locution qui s’y est installée sans crier gare avec la discrétion de l’euphémisme. Pourquoi ne plus oser parler de la mort et lui substituer pudiquement le terme de « fin-de-vie » sinon, là-aussi, pour s’essayer, en instrumentalisant la langue, à corrompre son caractère de réel ou bien de vérité ?

Et, qu’est-ce que c’est, ça, la « fin-de-vie » ? Ce n’est pas encore la mort. Ce n’est déjà plus la vie. Moins qu’un instant, ce serait un moment de l’entre-deux, qui n’obéit à aucune définition objective, ne peut être daté dans le temps et se réclame de la décence comme on le fait d’un laissez-passer.

Notion molle pour désir détumescent…

La « fin-de-vie » n’est pas démocratique car, devant la mort comme devant la vie, nul n’est logé à la même enseigne. Comme latence, elle épargnera le tambour qui se rend joyeusement à la guerre, celui qui comme Camus au volant de son automobile, expirera brutalement sous le seul assaut d’un arbre fou ou celui que le cœur quitte sur la pointe des pieds sans que pour autant une raison en ait jamais été déclarée médicalement apparente.

La « fin-de-vie » concernerait plutôt le malade, c’est-à-dire celui qui est habité par une affection dont la seule évocation du nom susciterait l’effroi. La « fin-de-vie », n’est pas l’annonce de la mort mais celle d’une législation en préparation sur l’euthanasie, entendue par l’esprit d’une langue pusillanime comme suicide médicalement assisté (où l’on retrouve le médical et l’assistance de la procréation…).

Alors, pourquoi ne pas parler d’euthanasie ? Peut-être parce que la mémoire ne pourrait s’empêcher de s’en représenter l’orthographe avec un z. Pour avoir été concentrée trop longtemps dans le camp d’une santé parfaite, la « fin-de-vie » est l’habit avec lequel aujourd’hui l’obligation de disparaître vient à notre rencontre, quelque peu grimmée, sous les allures du Droit-à-mourir.

Or, ni la mort, ni la naissance n’est un droit. Seul, l’est le travail ! Pour avoir justement travaillé un temps comme psychologue-clinicien dans un service de cancérologie (on dit aujourd’hui : oncologie), je n’ai jamais entendu de patients me parler des bienfaits de l’euthanasie. Le concept (si jamais il en était un) de « fin-de-vie », n’a jamais été forgé que par les bien-portants à l’égard de ceux de leur famille, de leurs amis, de leurs voisins, de ceux que leur pulsion de mort cible, en espérant faire obstacle à leur propre angoisse de mort.

Pour Freud, comme pour moi, la mort demeure un irreprésentable.

Alors, comment avoir le souhait de sa survenue, sinon à le faire pour cet autrui – à l’intention duquel la grossesse aussi participe ?

Et, qui sait ce que la réactivation du désir – qu’autoriserait une clinique bien sentie – est capable d’opérer face aux propos et aux fantasmes d’un quelconque sujet-supposé-en-savoir-long sur la fin d’avec qui il s’entretient, de qui lui est parent, pour qui il est obligé de justifier son salaire, et au sujet duquel son éthique ne saurait faire défaut sans faire faux-bond – ce qui reviendrait à se perdre?

Plusieurs associations oeuvrent aujourd’hui dans le sens d’une législation à ce sujet (si je puis dire…). Je n’en citerai que deux. La première s’intitule ”Exit” (E.X.I.T). Au moment où j’écris, je ne boude pas mon plaisir en imaginant à l’avance ce que la troisième oreille du psychanalyste entendra à la seule évocation de cet intitulé… La seconde a pour nom : ”Mourir dans la dignité”.

La dignité, tout comme l’indignité, est une catégorie morale. Et, à ce titre, le réel de la mort n’a que faire de la dignité ou de son antithèse. Toujours, pour moi, comme pour Boris Vian, la mort aura cette « sale gueule de grenouille bancroche ». C’est ainsi et nul n’y peut rien ! Car, pour le psychanalyste, il en va de la mort, de sa dignité, de son indignité, comme il en est de l’angoisse, de sa légitimité ou de son contraire. Elle est ou bien n’est pas ! Il n’est donc nul besoin de s’en recommander, nul désir de l’attendre et nulle demande de l’annoncer, au travers d’une revendication comme celle de « fin-de-vie », sinon à prétendre venir à bout du réel que, depuis l’aube, elle hébergeait en son sein… Car, la mort insiste. Elle est rebelle à sa forclusion. La mort – elle – tient toujours parole, même quand il convient de l’en priver.

Alors, puisqu’on ne peut pas grand-chose contre sa fatalité, sa disqualification consisterait peut-être à la prendre de vitesse en décidant de la date de son avènement, au travers de la notion de « fin-de-vie ». Légiférer, à ce titre, peut se comprendre comme une manière d’attribuer à ce fantasme de victoire contre le réel un fondement de réalité, une nécessité, une authenticité en l’inscrivant dans l’Histoire, par le biais de la légalité.

Le suicide assisté par un médecin (j’ai dit : « par un médecin » et non pas « médicalement »…), qui prend sur ses épaules, qui accepte les troubles de son sommeil pour prix de son geste et sait les tourments de son silence, est quelque chose qui existe depuis toujours. Pourquoi légiférer à cet endroit, puisque ni le malade, ni le médecin n’en ont exprimé le vœu ?

Pour moi, la « fin-de-vie » est un moment clinique laissé à discrétion d’une rencontre, celle d’un soignant et d’un malade. Elle ne saurait être un rendez-vous fixé à l’avance par la morale ou intimé par je ne sais quelle disposition légale. N’en déplaise à une quelconque ”transparence” au nom de laquelle le secret s’abolirait pour laisser place à l’éventualité du mensonge ou à celle de n’importe quel savoir aléatoire, précautionneux ou préventif !

 

Cette résolution inconsciente du réel, j’en perçois aussi le passage et son acte dans ce qu’il est devenu d’usage d’appeler : la crémation.

En effet, on s’étonnera de la banalisation d’une mode des funérailles – mode, depuis vingt ans du ”dernier cri” – présente dans aucun rite funéraire prévu depuis toujours par la culture occidentale. Chez nous, des gens, on n’a jamais brûlé que ceux qui mourraient de la peste ou du choléra. D’autant plus que, dans un crématorium, la ritualité en est réduite à n’être, du sacré, que la portion congrue. Pour moi, la crémation est, dans cet imaginaire où le réel n’a pas de place, ce qui redouble ou prolonge (si je puis dire encore) la « fin-de-vie ».

Sommes-nous sûrs d’être éloignés, par la crémation, de ce que Lacan appelait : « La seconde mort » ? Certaines familles de défunts, sacrifiant à la demande des anciens d’avoir un lieu où se recueillir, déposent l’urne dans le caveau de famille. Mais, alors, s’il s’agit d’enterrer l’urne, pour quelle raison n’avoir pas eu recours à un enterrement traditionnel ? D’autres familles réalisent ce que j’appellerai une « troisième mort ». Souvent, sous couvert d’obéissance aux dernières volontés du disparu, elles jettent ses cendres dans la mer ou du sommet d’une montagne proche. S’il n’y a pas de montagne, une colline fera l’affaire. S’il n’y a pas de mer, on se contentera d’une rivière…

À jamais morcelé, à jamais errant,

Si n’est pas de dernière demeure pour la dépouille, si n’est aucun toponyme pour la mort où graver le nom du père de celui qui s’en va, si aucun lieu n’atteste de la trace d’une existence, c’est peut-être parce qu’il nous plait inconsciemment de penser qu’une existence n’a pas eu lieu… Le tour de passe-passe de la crémation consiste en ceci que pour réaliser conjointement la perversion du symbolique et le déni du réel, il utilise les propriétés de ce réel, auquel ressemble le feu, pour laisser croire, là, à sa soumission aux vertus symboligènes de la catharsis.

Là, précisément encore : pas de métaphore ! La crémation prend au pied de la lettre le texte sacré : « Tu es né de la poussière et tu retourneras à la poussière ! ». Dans un crematorium, où n’a toujours lieu qu’un ersatz de cérémonie, emporté par d’étranges marins, au pas lent, le cercueil est avalé par une porte toujours un peu dissimulée. Chez les vivants, le fantasme de la crémation hallucine tellement la rapidité de la disparition qu’il me semble, paradoxalement, servir ou alimenter une sorte de jouissance scopique de la mort.

Au fond, si elle ne veut rien savoir du trajet dans la durée que prendra la décomposition du corps, de cette étape rituelle qu’on nomme communément : ”la réduction des os”, du souvenir du défunt, de la manière dont les vivants le parlent lors de commémorations, c’est que la crémation est indifférente à la mémoire commune et qu’elle méprise le temps. Rien ne lui sied que l’immédiateté.

En ceci, la crémation est un enfant de ce siècle, pour qui lenteur n’est que perte de temps et l’honneur d’Antigone un fruit qui n’est plus de saison. Je me souviens de Lacan, écrivant dans le séminaire sur L’Ethique de la psychanalyse  (p325): « Il ne s’agit pas d’en finir avec celui qui est un homme comme avec un chien. On ne peut en finir avec ses restes en oubliant que le registre de l’être de celui qui a pu être situé par un nom doit être préservé par l’acte des funérailles ».

La crémation n’est pas seulement ce qui génère la disparition fulgurante du corps du défunt, elle est aussi ce qui engendre celle de certains signifiants, comme celui représenté par le verbe : « gésir », par exemple. En effet, où lire dans la cendre ce qui se gravait dans le marbre, et s’écrivait selon la formule consacrée : « Ci-gît, Monsieur un tel, Madame une telle… ». Disparition du signifiant, disparition du nom du mort, disparition d’une généalogie, d’une filiation soustraites au regard, à la lecture et à la mémoire de qui s’en soucie ou même de qui ne passe que par là. La crémation n’engage qu’à la désolation, au sens littéral du terme, c’est-à-dire au sens où elle prive de sol. Pour moi, elle voudrait défalquer l’homme de la pesanteur et faire en sorte que toute existence ne s’achève qu’à la dérobée.

La disparition du nom du mort fait écho à celle du nom à la naissance dont attestent les nouvelles façons de rédiger les faire-parts, quand les prénoms associés des parents et, le cas échéant, des enfants, se mêlent et s’entremêlent pour réaliser l’éclipse du patronyme et brouiller aussi les pistes où se repéreraient les statuts de parents et d’enfants au sein de la famille : « Jacques, Bernadette, Cécile, Louis et Paul ont le plaisir de vous faire part de la naissance de Pierre… ».

Selon moi, accouplée à la « fin-de-vie », la crémation est ce qui voudrait faire avorter la mort de son caractère d’absconditum.

Chose cachée, chose taboue, échappant à l’entendement comme à la volonté, la mort était ce qui inaugurait ou mettait au monde l’eschatologie – comme gilet de sauvetage de la parole, au-delà des bouées où la parole n’a plus pied. Et, se noie. Elle serait aussi ce par quoi s’incarne un nouvel imaginaire qui tendrait à superposer le néant et la mort. Le néant étant classiquement le règne du rien, des ténèbres, d’un temps plus lointain et plus énigmatique encore que le temps du rien, et la mort le temps d’une survivance du défunt dans le souvenir, les rites, les mots des vivants – témoins qu’une existence a bien eu lieu. Entendue, peut-être, comme néant, la mort ne devient – plus, ou moins, – que ce réel plus réel encore que le réel, ce non-lieu plus impensable à la pensée que l’impensable, plus inimaginable à l’imagination que l’inimaginable, plus invisible à la vision que  l’invisible : ce non-lieu où s’engloutissent le réel, le symbolique et la mort elle-même.

La mort couche, maintenant, avec le néant ! Et, peut-être, se tenant la main, font-ils corps…

Entre la « fin-de-vie » et la crémation, nous n’en sommes peut-être là qu’à la « procrémation médicalement et religieusement assistée ».

Une question encore, qui me fut suggérée par Mathilde Troper, au détour d’une conversation privée : « Quand on est juif, comment peut-on avoir envie d’être crématisé à l’issue de son trépas ? ».

 

 

Voici venu le moment de conclure mon propos.

À travers nombre d’aspects de cette raison dont je crois avoir identifié quelques figures obscures, j’ai cru repérer (et puisque la société se délecte des acronymes) une sorte d’O.P.A sur l’existence, c’est-à-dire une nouvelle représentation de ce qu’elle est qui ne la définirait plus que comme une séquence – de multiples manières déliée de l’avant et déliée de l’après, annulant la différence entre l’en-deçà et l’au-delà et dessinant les contours de toute vie comme ceux de l’insularité.

Extérieurement à toute destinée singulière, s’il s’est agi longtemps de relier l’amont et l’aval pour façonner le sens, pour composer le flux, pour réciter de l’humanité son épopée, la représentation qui point ici est celle qui institue la juxtaposition des individus comme seule détermination principielle de l’être et de l’en-commun.

Ce qui semble bien bouleverser les structures de la parenté, les conditions de la naissance et les circonstances de la mort, au travers de leurs programmations conjointes, augure, pour moi, d’une figure inouïe du sujet comprise comme ”usager de l’existence” et d’une valeur inédite de l’existence entendue comme ”produit”.

Dans le nouveau visage qui lui vient, s’il ne marie pas l’imagination à la fidélité, Robinson saura-t-il encore se reconnaître, comme celui qui attend désespérément et patiemment un Vendredi ?

Eric Vigouroux
Psychanalyste
Montpellier

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