Jérôme Alric, psychologue, psychanalyste, a dirigé un ouvrage collectif: « Rester vivant avec la maladie », sous- titré: « clinique psychanalytique en cancérologie et en soins palliatifs » (éditions Eres). Il a été invité par le MCF, aux journées de Septembre 2015 (consacrées à la place faite ou laissée au corps dans le dispositif analytique; voir le programme complet des journées à la rubrique « Annonces ») avec 4 des personnes qui ont participé à l’écriture de ce livre.
Ce sont leurs 5 interventions qui vont suivre en commençant par celle de Jérôme Alric.
1 – Jérôme Alric
Je tiens tout d’abord à remercier Moufid Assabgui et le Mouvement du Coût freudien pour cette invitation. C’est l’occasion, pour moi, pour nous, de parler autour de l’ouvrage : « Rester vivant avec la maladie. Clinique psychanalytique en cancérologie et en soins palliatifs », collectif d’auteurs paru chez erès dans la collection l’Ailleurs du corps, en mai 2015.
Je dois vous dire que la proposition de Moufid m’a mis au travail de façon tout à fait particulière du côté d’un après-coup de l’écriture. Ainsi, ce que je vais exposer aujourd’hui est à entendre comme une reprise plus globale de mes travaux et de ma pensée plutôt qu’un simple reflet de mes textes contenus dans l’ouvrage.
Dans la Note Italienne, Lacan écrit :
• « Il y a du savoir dans le réel », « c’est au scientifique de loger le savoir dans le réel »
• L’analyste, « loge un autre savoir, à une autre place »,
Et Lacan d’ajouter :
• « Le psychanalyste doit tenir compte de ce savoir dans le réel » !
Cette note, que j’ai découverte dans l’après-coup de l’écriture et de la publication de l’ouvrage dit bien, je crois, quelque chose de ce que nous avons tentés de spécifier dans ce travail collectif… à savoir tenir compte des effets psychiques de la possibilité de captation par la médecine de ce « Savoir dans le réel »…
Avec, en sourdine, les questions : l’évolution actuelle de la médecine influence-t-elle la façon de travailler des psychanalystes à l’hôpital ?
Par prolongement : les psychanalystes doivent-ils re-questionner, revisiter leur méthode, tout du moins, certains points techniques ?
Un parallèle peut-il être fait entre la pratique médicale contemporaine et la question du savoir dans le réel, dont parlait Lacan. L’expression de « savoir dans le réel » peut-il être efficient pour dire ce qui est à l’œuvre dans cette clinique ?
C’est le pari que je prends aujourd’hui.
Dans son travail de lutte contre la maladie, en effet, la médecine d’aujourd’hui n’a de cesse de tenter de capter, d’anticiper ce qui va advenir…
La pratique médicale contemporaine tente aussi de faire entendre quelque chose de cette anticipation… C’est à ce point que s’ouvre le champ d’un possible recherche psychanalytique.
En effet, le discours médical dit et dit beaucoup plus qu’avant ! Sous tendu par l’éthique du consentement éclairé et le dogme de l’individu autonome, la pratique médico-soignante cherche à installer le patient à une place de partenaire de soin. Et pour que ce dernier puisse décider pour lui-même des soins qui lui seront prodigués, il faut l’informer davantage !
Cet en-plus de dire est quelque chose de nouveau qui mérite, je crois que l’on s’y arrête !
René Shaerer, professeur honoraire de cancérologie, préfacier de l’ouvrage, écrit dans un récent article : Depuis environ quinze ans, en France, nous sommes passés d’une attitude qui cachait aux malades la gravité de leur état et la proximité de leur mort, à une attitude radicalement inverse qui consiste à leur dire « qu’il n’y a plus rien à faire ». Il cite notamment cette lettre d’un médecin consultant parisien qui lui écrivait : « Nous avons clairement dit à Me N. qu’il n’y a plus d’espoir ».
Cette nouvelle façon de procéder de la part des médecins influence-t-elle le travail de l’analyste, et si oui, en quoi ?
La première idée que je veux avancer, c’est qu’il y a là une parole nouvelle, qui impacte fortement et de façon très particulière les vies psychiques de tous les protagonistes !
On retrouve là ce que disais Freud en 1925 dans « Médecine et Psychanalyse » lorsqu’il disait que « La parole peut faire un bien indicible ou créer de terribles blessures ».
La parole médicale – pourrait donc, plus qu’une autre, créer de terribles blessures.
Ces médecins, à partir de quoi parlent-ils ?
Les médecins aujourd’hui parlent à partir de donnés fournis par les appareils de mesure. La médecine a confié à de la technique le soin de dire le vrai : vrai de ce qui est… et aussi, vrai de ce qui va advenir !
D. Sicard, l’ancien président du Comité Consultatif National d’Ethique a beaucoup écrit là-dessus : Aujourd’hui, dit-il, ce sont les imageries et les appareils de mesure – attelés à la statistique probabiliste – qui, à l’hôpital, sont sensés dire le vrai. C’est à partir de ces anticipations que la parole médicale trouve à s’articuler.
Quel est ce « Vrai » que la médecine tente d’approcher, de mettre en mot et qu’elle s’empresse – avec plus ou moins de tact – de communiquer ?
La vérité de la médecine est une exactitude médico-biologique qui –fut-elle imaginaire – fait office de certitude de vérité.
Ainsi, c’est ce que je mets au débat – cette parole ne s’origine-t-elle pas d’un point de savoir dans le réel ? Un excès de savoir anticipé a touché un point de savoir dans le réel qui, du coup, a des effets directs sur les vies psychiques, les vies psychiques de tous les protagonistes qui évoluent dans ce bain de langage !
Pour le dire autrement, les pensées se chargent –beaucoup plus qu’avant et de façon indélébile – de cette certitude de mort annoncée ! Ici, la mort a le privilège d’être à la source du sens de ce qui reste à dire.
Approcher ce réel de la sorte – via le prisme du technoscientifique – produit une sorte de fascination. Les dires porteront alors les traces de cette fascination produiront des effets bien spécifiques !
C’est de cela dont j’avais envie de vous parler aujourd’hui, et cela rejoint très directement la réflexion de R. W. Higgins sur le concept de mourant.
Dans son article “L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée », paru dans Revue Esprit de janvier 2003, Higgins définit le statut du mourant comme une catégorie à part, qui exclue le sujet gravement malade du monde des vivants. Ce geste est, comme nécessaire pour bénéficier des soins palliatifs !
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Selon moi, ce statut de mourant n’est que la résultante de cette nouvelle façon d’aborder les phénomènes en médecine. En effet, lorsque le raisonnement – et les dires – de tous les protagonistes sont « commandé par la fin » , « ordonné par la mort », le sujet en éprouve directement des effets. Il souffre d’être appréhendé non plus comme un vivant à part entière mais, littéralement, comme un mort en devenir ! Et cela change – c’est mon hypothèse – toute la dynamique intrapsychique.
A plusieurs reprises dans mes publications, j’ai avancé cette formule : « traumatisme dû à un excès de savoir anticipé ».
Je voulais dire que la parole médicale a des effets de sidération sur la vie psychique. Précisément, elle a le pouvoir de figer la temporalité à l’éternel présent et, dans le même temps, de livrer le sujet à l’angoisse ! Ainsi, suspendu à l’éternel présent parce que sommé de tenir compte, dans la parole, du réel de la mort qui se profile, ce sujet est maintenant aux prises avec l’angoisse. Le sujet dit en soins palliatifs souffre, psychiquement parlant, d’une absence d’incertitude.
L’angoisse, est définie par Lacan comme « affreuse certitude », comme « quelque chose qui nous laisse dépendant d’un Autre, sans mot ».
Cliniquement, nous trouvons là des patients arrêtés, qui ne font alors plus qu’attendre, résignés et anxieux, l’heure fatidique !
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Reprenons les choses à partir de la question de la vérité.
En soi, la vérité-exactitude de la médecine n’intéresse pas directement le psychanalyste. Le psychanalyste se tient à l’écoute non pas de la réalité concrète mais de l’Autre scène, d’une autre vérité, de ce vrai Aléthéia qui, selon Heidegger, « se dérobe au milieu, justement, de l’exactitude ».
Lorsque le médecin informe le patient en lui transmettant un savoir anticipé, il lui dit aussi dans le même temps quelque chose sur son histoire. Ainsi, comme l’ont écrit R. Gori et M. J. Del Volgo dans « La santé Totalitaire », une information dite rationnelle a toujours des effets de révélations subjectives.
L’information rationnelle, issue du savoir médical peut faire, en effet, révélation subjective au sens où les signifiants entendus dans la parole médicale vont bousculer, déstabiliser le fantasme.
Le médecin détient un savoir sur la maladie mais ce savoir, lorsqu’il est adressé à un sujet, a des résonnances intimes qui touchent à proprement parler au destin ! D’aucuns situe aujourd’hui le médecin comme un « prophète des temps modernes » ; disons que sa parole a une onde de portée qu’il ne mesure en général pas bien !
Qu’on le nomme « Maladie du malade », « Roman de la maladie », c’est bien cela qui intéresse le psychanalyste : ce que le malade ressaisit dans sa langue, dans l’après-coup des paroles médico-soignantes échangées et entendues.
Il n’est pas rare que cette vérité soit éloignée de la vérité médicale, nous postulons que c’est justement dans cet écart entre ce qui est dit au sujet et ce qu’il en reconstruit lui que vient se loger le désir, une sorte d’espérance pour continuer…
Le vrai du psychanalyste, c’est le vrai au sens de juste, c’est le mot juste, le sens qui convient, à distance de l’exactitude du scientifique !
Le psychanalyste peut-il contribuer à faire émerger cette parole « Autre », faire émerger ou bien plutôt l’entendre, la reconnaitre et lui donner vie ! En effet, cette parole est bien souvent « déjà là », en sourdine, comme étouffée… A l’hôpital, la parole subjective n’a pas droit de cité – pas le droit d’émerger – parce qu’innentendable par des oreilles médico-soignantes. Ces dires sont potentiellement trop fantasmatique, trop loin de la logique rationnelle : ils sont erratiques parce qu’ils tentent de réorganiser ce que la parole médicale a fait vaciller.
Et si, pour tenir le coup dans ce qu’il vit – plus encore pour traverser ses derniers moments de vie – il fallait que le sujet réorganise son fantasme – réorganise sa position subjective face à la mort ?
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Le psychanalyste pourra-t-il, s’il en est encore temps, recueillir, ces bribes de vérité subjective en train de se réorganiser ?
Selon moi, la survenue de cette parole peut avoir une fonction pour la vie psychique, précisément une fonction du côté d’un dégagement subjectif et, dans le même temps, une fonction de réouverture de la temporalité.
Ce que je dis là est une autre façon de dire qu’ici aussi, la parole peut avoir des effets de relance du désir ! Il va être question de parier sur une possible relance désirante, même si ce désir, pour le moment, est capturé, enkysté, encapsulé par et dans le discours scientifique. Nous y reviendrons un peu plus loin…
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Vous le savez mieux que moi, la question de l’adaptation du sujet à la réalité est ce qui a fait bascule en psychanalyse dans les années 1950 (Je pense notamment au discours de Rome), bascule qui a infléchi les méthodes psychanalytiques vers des positions anglo-saxonne les plus adaptatives… Les approches rééducatives comportementales et cognitives que nous connaissons aujourd’hui peuvent être pensées comme l’ultime aboutissement de cette visée ultra-adaptative en psychologie !
C’est dans le positionnement vis-à-vis du degré d’adaptation à la réalité que se distinguent les façons de travailler. Nous avons abordé cela à plusieurs reprises dans l’ouvrage.
Je ne vous l’apprends pas, nombre de psychologues se positionnent aujourd’hui dans la droite ligne du discours dominant autonomiste et renforcent cette illusion que le sujet peut se gouverner lui-même…, doit se gouverner lui-même…, jusque et y compris aux derniers moments de sa vie.
D’ailleurs, les services hospitaliers attendent spontanément cela lorsqu’ils mettent en place des postes de psys. Ils attendent des psys qu’ils aident les patients à « mieux faire coïncider la vie psychique avec les coordonnées du discours médical du moment ». Que ce soit le temps de la cancérologie ou celui des soins palliatifs, on attend en général du psychologue qu’il aide le sujet (malades et proches de malade) à articuler une parole claire, rationnelle, raisonnée, au plus près du discours médical.
Dans cette logique, le travail du psy sera jugé efficace lorsque le sujet répète – enfin ! – à l’identique ou presqu’à l’identique – les mots communiqués par les médecins, lorsqu’il s’est approprié le discours médical et, bien entendu, qu’il l’accepte ou fait mine de l’accepter !
Alors, le patient sait vraiment où il en est ! Il devient un véritable partenaire de soin : ce sujet-là bénéficiera, à n’en pas douter, des meilleurs soins !
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Comment éviter de se laisser aspirer par cette pensée pragmatique et réaliste ?
Comment résister à aider les patients à réaliser, à prendre conscience de la gravité de la situation, à se préparent à ce qui doit advenir ?
Les 12 contributeurs pensent qu’il n’est pas judicieux de forcer la vie psychique. Il n’est pas judicieux de forcer la vie psychique du sujet vers le raisonné et le raisonnable sous peine de les conduire, indirectement, à une mort psychique avant l’heure.
Au contraire, il s’agira de maintenir ouvert un écart : c’est dans cet écart, vous l’avez compris, que je postule que peut venir se loger, justement, ce qui reste vivant chez le sujet.
Je vais poursuivre maintenant mon exposé en donnant à l’imaginaire et à la « construction » toute la valeur qui leur revient.
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J’ai commencé en disant combien la parole médicale – arrimée à la technique et attelée à la méthode scientifique – a propension à produire de l’effroi.
En termes de méthode, comment traiter cet excès de réel dans la vie psychique ?
Pour le dire très simplement – c’est mon hypothèse –, la méthode psychanalytique se doit de s’appuyer plus avant sur l’imaginaire. S’appuyer sur l’imaginaire en acceptant, par exemple, lorsque c’est nécessaire, de prêter ses mots et ses pensées au patient. Cette posture oblige à un engagement supplémentaire : c’est en engageant plus avant quelque chose de notre désir que celui du patient a quelque chance de s’y arrimer.
Dans ce premier temps de la méthode, le premier geste psychanalytique – le seul qui ne soit pas, selon moi, ni intrusif, ni traumatique – est un geste d’aide à la retrouvaille du sujet avec sa parole.
Ici, je dirai que « tout est bon à prendre » : « Tout est bon à prendre » pour que le sujet se remette à penser et à dire ! Cette remise en route psychique signe un dégagement subjectif : le sujet retrouve alors, avec sa parole, les variations subjectives que le discours médical avait tenté de gommer !
Nous pourrions dire aussi que ce premier temps est le temps du dégagement du trauma, de l’effroi et de l’angoisse. Psychanalytiquement parlant, le trauma peut-être situé comme la trace de la rencontre avec le réel, comme quelque chose qui s’inscrit dans la vie psychique sans être refoulé. Avec l’excès de savoir anticipé sur la mort à venir, la parole médicale est venue toucher un point d’impossible. La jouissance au sens lacanien du terme est ici convoquée.
Le travail psychanalytique s’infléchira alors naturellement vers une aide au refoulement de cette jouissance.
Comment transformer la jouissance en événement traumatique ?
Comment faire passer ce point de jouissance du statut de trace (trace de la rencontre avec le réel) à chose de l’ordre d’une souffrance psychique ?
Ce premier geste psychanalytique est un geste de transformation de la douleur/jouissance en une souffrance plus construite, plus articulée.
Autrement dit, dans ce travail qui vise à n’érotiser la jouissance, l’acte d’écoute sera sans déconstruction, sans privation de sens, c’est un des ajustements majeurs de la méthode. Un peu comme si les multiples privations, frustrations, castrations chez le malade obligeait, en retour, le psychanalyste à être privé, frustré, castré au cœur même de sa méthode ?
Ici, il ne peut pas s’agir – contrairement à la cure – de priver de sens le patient, de suspendre ses fausses certitudes… Le travail de déconstruction et de morcellement du discours de l’analysant est le plus souvent inapproprié. Cela ne ferait que rajouter une souffrance supplémentaire ! Autrement dit, ce n’est pas le moment de dévoiler le réel mais au contraire, de participer à voiler ce rapport au réel qui, d’une certaine manière, a déjà trop de place !
Je le disais plus haut, cette posture oblige le psychanalyste à s’engager plus, à payer de sa personne : cet engagement supplémentaire semble alors opérer comme défense, défense contre la jouissance de l’effroi, contre la jouissance du réel de la mort qui paralysait la vie psychique.
S’engager davantage dans des actes de parole, lancer un mot, prêter une pensée… en vue que le sujet s’y arrime, les transforme, en fasse quelque chose… pour éventuellement –s’il le peut encore – se remettre à dire.
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Dans ce tout premier temps de la prise en charge psychanalytique, je dis premier temps car ensuite, lorsque le sujet s’est remis à penser et à dire, lorsqu’il a n’érotiser sa jouissance en une souffrance plus articulée, lorsqu’il s’est dégagé de ce point d’effroi…, ensuite, si le patient le peut encore – le travail redevient plus proche du travail psychanalytique habituel !
Mais dans ce tout premier temps, qui constitue aujourd’hui le modèle dont je veux parler…, dans ce tout premier temps, le psychanalyste s’astreint et se cantonne à un soutien du sens qui se créé.
Il me parait donc impensable de confronter les patients aux effets déstabilisants de l’interprétation ou de la scansion.
En effet, les techniques de l’interprétation ou de la scansion, sont arrimées à une demande d’analyse. La demande, d’une certaine manière, prépare le sujet à supporter les effets potentiellement néfastes et déstabilisants de la parole. Les patients dont je parle là ne peuvent pas, ne veulent pas jouer le jeu de la remémoration ni de la privation de sens. Dans mon texte, je reprends les remarques de JP Lebrun lorsqu’il distingue l’appel de la demande. « La demande suppose d’avoir déjà pris la décision de se sentir responsable de ce dont on va parler. L’appel suppose plutôt que l’Autre, non seulement puisse savoir ce qu’il m’arrive, mais surtout vienne régler ma question ». (La condition humaine n’est pas sans condition). Plus le sujet attend que le psy vienne régler les choses, moins il subjective sa question, et moins il supporte les effets de l’interprétation et de la scansion !
Ainsi, la méthode de la construction, décrit par Freud en 1937 est une technique qui me semble plus appropriée à cette clinique. Dans « Construction dans l’analyse », Freud fixe la place de la construction dans le travail analytique. Il précise que la construction a le même effet de vérité qu’un souvenir retrouvé ! C’est parce qu’elle s’est produite dans le rapport au supposé savoir que la construction tient lieu de vérité subjective.
Qu’est-ce que la construction ?
En pratique, la construction est un dire adressé au patient ; c’est une co-création qui fait appel à nos propres signifiants et à notre l’imagination…
Cela renoue avec la fonction de l’analyste telle que l’a énoncé J. Kristéva dans son petit ouvrage « Au commencement était l’Amour » : « réveiller l’imaginaire et permettre au monde des illusions d’être ». Si le sujet a quelque chance de se ressaisir, c’est avec le leurre, le semblant, l’a-peu-près. Freud, dans le même esprit écrit en 1937 : « La carpe de la vérité a été attrapé avec l’appât du mensonge ». Mensonge, c’est souvent une question qui se pose en fin de vie : a-t-on le droit de mentir ? Où commence le mensonge ?
Dans cette co-construction de sens, il ne s’agit pas de « faire douter » le patient du pronostic mais plutôt de « réintroduire la position subjective que permet le doute ». En effet, en soutenant pleinement la parole qui surgit – et en postulant qu’elle vise un dégagement, un décollement du réel – on aide le sujet à se remettre à penser et à dire ! Et c’est bel et bien le doute qui refait alors naturellement surface et qui peut – lorsqu’il est soutenu – permettre au sujet de se remettre dans le jeu des ambivalences… Jeu des ambivalences constitutives de « l’être en vie psychique » : les contradictions, les retournements, les incohérences…, sont des éléments essentiels au « Rester Vivant ».
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Dernier temps de mon exposé : l’Ethique du non-savoir.
Dans certaines publications, j’ai utilisé l’expression : « Ethique du Non-savoir ».
Cette formulation m’aide à travailler. C’est, pour moi, l’autre nom de la méthode psychanalytique telle qu’elle peut se déployer dans ces champs.
Comment restaurer du non-savoir ?
La parole peut-elle défasciner la jouissance à la mort ?
La parole aurait-elle ce pouvoir de retourner la pulsion d’en savoir toujours plus sur la réalité médico-biologique vers une forme d’ignorance…, forme d’ignorance plus en accord avec le fonctionnement spontané de la vie psychique face à la mort !
…
100 ans après la parution du texte « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », comment ne pas remettre à l’ordre du jour la thèse freudienne de l’impossible représentation du sujet à sa propre mort.
« Il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort et, toutes les fois que nous l’essayons, nous nous apercevons que nous y assistons en spectateur », écrit Freud. Le sujet ne croit pas à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient, chacun est persuadé de sa propre immortalité ! A côté de la part rationnelle et raisonnable de l’être, il existe une part de la vie psychique qui se refuse à mourir, part éternelle en quelque sorte !
Je me sais mortel mais je me veux immortel : il y a une part qui accepte la mort, une autre qui refuse cette soumission !
Des philosophes en ont parlés : je ne citerai que Spinoza pour qui quelque chose d’éternel persiste dans l’essence même de l’humain. « L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort » mais aussi : « Nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels ».
Dans « L’envers de la psychanalyse », Lacan écrit : Il est indispensable à la vie que quelque chose d’irréductible ne sache pas (…) que je suis mort. Je suis mort, poursuit-il, très exactement en tant que je suis voué à la mort, mais, justement, au nom de ce quelque chose qui ne le sait pas, moi non plus je ne veux pas le savoir ».
Ce « Je ne veux pas le savoir » s’aborde selon la structure de chacun écrit Maud Manonni dans « Le Nommé et L’innommable ». Elle évoque les croyances, la foi ou toute autre position vis à vis du réel se décline en fonction de l’histoire du sujet et de ses modalités de traitement et de protection face au réel.
Ainsi, dans ma clinique de la maladie grave et de la fin de vie, je me contente souvent de ne pas désavouer les mécanismes de déni ou de clivage trouvés par le sujet pour se défendre… Je me contente – et c’est peut-être déjà beaucoup – de ne pas obliger le sujet à penser l’impensable ! « L’Eloge de la tranquillité » – puisque c’est ce que j’ai développé dans le dernier texte de l’ouvrage – va complètement dans ce sens : laisser le sujet tranquille, lui éviter un effort – et peut-être un traumatisme supplémentaire –. C’est à nous, biens-portants, disons, ceux qui entourent et accompagnent le sujet en fin de vie, à nous de porter la charge anxieuse de la situation.
….
Je voudrai, pour conclure, tenter une ouverture vers des questions un peu plus périlleuses encore mais qui, à mon sens, ne peuvent pas être passées sous silence.
En donnant la parole au patient le plus dégagé possible d’attentes adaptatives, en nous obligeant à nous en tenir au plus près du mouvement spontané de la vie psychique face à la mort – il n’est pas rare que la parole soit comme naturellement aspirée vers cette part de la vie psychique qui se refuse à mourir, vers la part du psychisme qui, justement, recouvre le sentiment d’éternité, dont parlait Spinoza ?
Le psychanalyste peut-il penser cette part immortelle de l’être ou bien, est-ce hors champ ?
Et si, dans ce champ, il n’était possible d’attraper le Désir, l’immortalité du désir, qu’à travers le vœu d’immortalité ?
A ce propos, S. Leclaire, dans son ouvrage « On tue un enfant » (LECLAIRE, S. (1975). On tue un enfant. Paris : Seuil.) évoque le meurtre symbolique du narcissisme primaire. Ce meurtre, dit-il, « est à la fois un geste nécessaire mais aussi impossible dans sa totalité ». « La représentation narcissique primaire (l’enfant en nous) est ineffaçable », écrit-il… Ainsi, « l’enfant immortel, imaginaire, merveilleux et tout-puissant subsiste et reste logé en nous à jamais au cœur du psychisme ».
Dans ces rencontres, il arrive que quelque chose de cet enfant merveilleux, immortel et tout puissant refasse surface. Il arrive que le sujet retrouve ce fantasme qui, dans la cure a généralement à être combattu ! Ici, l’accession à ce fantasme revêt une importance considérable : par ce fantasme, le sujet accède à une forme…, que je n’arrive pas véritablement à nommer. J’avais écrit « Joie », ça n’allait pas, « sérénité », encore moins…, puis m’est venu « naïve plénitude » : je ne sais pas !
Quoi qu’il en soit, cet état n’est pas celui de l’improbable deuil de soi-même mais celui qui pari que peut-être, quelque part, quelque chose continuera !
Ce point ouvre – à côté de la place forte accordée à l’imaginaire – sur le second ajustement majeur de la méthode, à savoir l’ajustement qui se situe au niveau du transfert. Il y aurait beaucoup de choses à dire à propos du transfert dans ces lieux. D’abord la question des transferts multiples. Le transfert au psychanalyste est comme toujours relié au transfert à la médecine et à un ou plusieurs médecins. Et puis il y a cette question, cruciale que c’est la mort elle-même qui, en général, met fin au lien transférentiel. Dans un travail de cure, nous savons, avant même de commencer, que nous devrons quitter l’analysant. L’amour de transfert n’est que l’opérateur de la méthode. Ici, le patient ne nous quittera pas avant sa mort : ce sera à nous, dans l’après cou, seul, d’effectuer ce travail !
Je vous remercie
2 -Hélène Sigaud, Psychologue, pôle digestif et service d’oncologie médicale, CHRU Montpellier, psychanalyste.
Pour une clinique du Réel
Je vais commencer par vous raconter un entretien que j’ai eu avec un patient que j’appellerai Maurice.
Maurice a 65 ans. L’infirmière qui a organisé son hospitalisation pour sa première cure de chimio, l’a trouvé anxieux et lui a proposé de rencontrer la psychologue, ce qu’il a volontiers accepté. C’était 10 jours avant la rencontre.
D’emblée il se lance dans le récit de son histoire médicale.
A 40 ans, Maurice a eu un premier cancer soigné par une chimiothérapie très agressive et très difficile à supporter, dont il a été guéri.
Vers 50 ans, il est atteint d’un autre cancer. Les traitements ont évolué et il garde le souvenir d’une chimio plus supportable. Il guérit à nouveau.
Aujourd’hui il vient d’apprendre la présence d’un troisième cancer. Sa première réaction est un sentiment d’injustice, lui qui a déjà été malade à 2 reprises et qui mène une vie des plus saines. En plus, le premier contact avec le chirurgien n’a pas été bon. Maurice s’est senti accablé par les propos non nuancés de ce chirurgien.
A ce stade là, Maurice me dit qu’il n’acceptait pas ce troisième cancer et qu’il avait des idées noires. Ses idées noires, c’était de partir en Suisse pour obtenir un suicide assisté. ça c’était il y a une quinzaine de jours. Aujourd’hui, Maurice a changé d’avis. Il accepte cette maladie tout en étant très lucide sur le pronostic réservé et sur son avenir incertain. En tout cas il a décidé de se soigner et surtout il va mieux. « J’ai retrouvé le sommeil » dit- il.
Alors que s’est-il passé pour que Maurice change de point de vue ? Dans ce cas précis, le psychologue n’y est pour rien. Je n’ai fait que recueillir son témoignage mais il m’a semblé qu’il a fait seul ce que nous, psychanalystes, pouvons proposer à un patient dans ces brèves rencontres.
Je lui ai posé la question : « Qu’est-ce qui a permis ce changement de position ? » Que s’est-il passé ?
Et bien, il y a eu deux choses qui concernent les relations avec autrui, disons le transfert, et la parole. Il a parlé avec ses amis (il a la chance d’en avoir) et il est aussi retourné consulter l’oncologue qui l’avait soigné lors de ses précédents cancers, et en qui il avait toute confiance. Ceci pour souligner que le relationnel entre un patient et son médecin et son équipe soignante est très important. Un relationnel professionnel bien sûr, mais aussi, humain, à l’écoute et conscient que les mots utilisés, cela compte.
Grâce aux échanges avec des amis, il a pu réussir à dire la chose suivante : « Quand on est mort, ceux qui restent parlent de nous ou pensent à nous ; et ils peuvent parler de nous en bien, ou en mal » « Alors, si je vais en Suisse, il se peut que cela laisse des traces sur mes proches. Que vont-ils en penser ?
Alors Maurice a décidé, qu’il valait mieux pour lui, accepter ce Réel de la maladie et donc tenter cette chimiothérapie qui lui est proposée. Ainsi psychiquement, il va mieux. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est lui. Il continue de vivre et il a retrouvé le sommeil. On peut dire qu’ un apaisement a eu lieu dans son corps.
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Jacques Lacan a construit sa théorie psychanalytique autour d’un nouage de 3 instances qui sont le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique. Si cela s’appelle un nouage, c’est que les 3 instances sont nouées et indissociables. Parce que nous sommes des êtres de langage, nous composons en permanence avec les 3 registres.
Toute clinique psychanalytique est orientée vers le Réel, en fait, que ce soit en cabinet par la cure analytique, ou dans les institutions dans ce que j’appelle « les brèves rencontres » entre un sujet qui souffre et qui parle et le psychanalyste travaillant dans l’institution.
Il s’agit de se servir du Symbolique et de l’Imaginaire pour pouvoir supporter le Réel.
Il s’agit comme dans un jeu de cartes d’apprendre les combinaisons possibles ainsi que les règles pour pouvoir faire au mieux avec les cartes que l’on nous a distribuées mais qu’on n’a pas choisies.
Pour ceux dans la salle qui ne seraient pas familiers avec ces concepts, je vais tenter une petite illustration.
Nous avons tous fait un jour ou l’autre l’expérience d’avoir mal à la tête.
De cette douleur, je peux tenter d’en dire quelque chose, par exemple : « j’ai mal ici ou là » ou alors : »ce bruit me donne mal à la tête ». Ca et bien on pourrait dire que c’est la fonction symbolique.
Je peux aussi m’inquiéter en pensant : « ce n’est pas normal, j’ai peut-être quelque chose de grave » ou au contraire : »je vais prendre du paracétamol et ça va passer ». On peut qualifier ces pensées de fonction imaginaire.
Mais pour dire le Réel de ce que je ressens, aucun mot exact n’existe. Le Réel c’est l’impossible à dire.
L’ hypothèse de mon article est que l’entrée dans une maladie grave comme le cancer est une irruption du Réel.
Ce coup de Réel va engendrer une inflation (augmentation excessive) de l’Imaginaire. Mais l’Imaginaire aussi est complexe car cet Imaginaire est pluriel. Il va notamment comporter des images, des images toutes faites, automatiques, prêtes à l’emploi.
Par exemple : « je suis foutu », « la vie n’est plus possible pour moi ».
Pour éclairer cette différence entre un Imaginaire créatif, dynamique et des images statiques, mortifères (qui enferment le sujet) pensez à l a différence entre l’imaginaire à l’œuvre à la lecture d’un roman et ce qui se passe quand vous voyez un film. Les images du film étant déjà là, nous en devenons captifs tant et si bien que parfois un acteur peut être assimilé à son personnage.
Donc il s’agit de favoriser le rééquilibrage du nouage RSI. En proposant au patient de nous parler, en encourageant la fonction symbolique, celle-ci elle-même aidée de la fonction Imaginaire, le Réel deviendra plus acceptable et donc moins angoissant. Le patient pourra continuer à vivre avec les ressources qui sont les siennes et qu’il va pouvoir ré-utiliser.
Dans le cas de Maurice on peut supposer que ce qu’a dit le chirurgien avec quelque chose de très cru concernant à la fois l’opération et les suites de l’opération (poches…), a constitué des images insupportables pour cet homme.
Les échanges avec ses amis lui ont permis d’élaborer quelque chose à partir du Réel de sa maladie, ce Réel difficile à concevoir, à penser, le Réel de la mort notamment. Grâce à sa parole adressée et écoutée
Et à partir de l’Imaginaire « quand on est mort qu’est-ce qu’il reste de nous ? » Maurice a pu faire advenir du symbolique, c’est-à-dire reconsidérer sa situation de malade mais aussi de sujet et ainsi rééquilibrer le nouage RSI. On pourrait dire pour conclure qu’il est resté vivant avec sa maladie.
Je vous remercie
3 – Gaëlle de Decker, Psychologue clinicienne, département de Gynécologie-obstétrique, Psychanalyste, CHRU de Montpellier.
De la capacité du psychanalyste à « prendre soin »
Pour quoi ce titre ?
Outre l’évidente référence à la théorie de Winnicott sur laquelle je m’appuie dans mon article, il s’agit avant tout d’un témoignage, d’un questionnement d’une psychologue-psychanalyste qui travaille dans un service de médecine somatique auprès de malades atteints gravement dans leur corps, mais aussi auprès de soignants et de médecins, parfois plus soucieux du « cure » que du « care ». Ces deux notions étaient pourtant synonymes jusqu’au 17ième siècle mais peu à peu le mot « cure » a désigné le seul traitement médical, nous rappelle Winnicott dans ses « Conversations ordinaires ». Aujourd’hui, les hôpitaux sont devenus des lieux de haute technicité qui ignorent de plus en plus la dimension subjective. Quand on intervient en oncologie en sortant de l’université, même en étant sur le divan, il y a de quoi être déstabilisé. C’est cette expérience que relate l’article que j’ai écrit dans l’ouvrage collectif.
Face aux situations d’une extrême complexité, chacun est désemparé, tant le malade que le médecin. Comment le psy peut-il faire entendre quelque chose de cette complexité ? Quels sont ses repères cliniques et théoriques ? Comment identifier la demande du malade, couché sur son lit d’hôpital qui, la plupart du temps, ne demande rien et n’avait pas imaginé rencontrer un psy à son chevet. Le patient atteint de cancer s’attend à voir un médecin, oncologue ou chirurgien qui va annoncer, diagnostiquer, traiter. Il est donc surpris que quelqu’un lui propose une écoute, un espace pour « dire ce qui lui vient à l’esprit », y compris des choses qui seraient contraires à l’avis médical. Comment gagner la confiance du patient, faire alliance avec lui tout en préservant le travail avec l’équipe ? Telle est la position d’équilibriste du psychanalyste à l’hôpital.
En effet, contrairement au psychanalyste qui a une pratique libérale, le psychanalyste qui travaille à l’hôpital doit composer avec l’équipe soignante qui, parfois, lui demande de pallier ses insuffisances, son impuissance face aux situations les plus graves ou d’amener le patient à accepter des décisions qui n’ont pas pu être élaborées psychiquement. Prendre le temps, prévoir des espaces de paroles et de réflexion quand il s’agit de situations confuses et déstabilisantes est quelque chose que nous avons de plus en plus de mal à institutionnaliser : ne compte plus que ce qui peut être compté, évalué. Et la parole ne se compte pas même si elle compte pour ceux et celles que nous rencontrons, même si ceux-ci le reconnaissent volontiers. Aussi nous nous efforçons de réfléchir entre psys, de penser nos pratiques hospitalières en dehors de nos services. Mais les équipes pâtissent d’être privées de lieux pour revenir sur les situations qui les « travaillent » et dont les ressorts leur échappe la plupart du temps. Alors nous faisons avec elles comme avec les patients, nous leur proposons une écoute spécifique quand la tension monte, quand le malaise s’installe. Les soignants apprennent au fil du temps à prendre appui sur les repères cliniques et théoriques que nous élaborons ensemble, ils acceptent « d’utiliser l’analyste ». Ils produisent ainsi avec lui un décalage face au réel de la maladie grave et réalisent ce fameux pas de côté métaphorique qui permet de continuer à « prendre soin », à vivre humainement à l’hôpital.
4 – Contribution de Lydwine Alric, psychanalyste, psychologue dans les services d’Oncologie Médicale et Médecine interne et maladies multi-organiques de l’adulte, CHRU de Montpellier.
Texte écrit à partir de l’article « De quelle mort parlons-nous? Rôle du semblant en psychanalyse », publié dans : « Rester vivant avec la maladie: Clinique psychanalytique en cancérologie et en soins palliatifs », aux éditions Eres, 2015.
…
Je voudrais vous raconter une histoire, l’histoire de ma rencontre avec Charlène.
Charlène est une femme d’une trentaine d’années, elle est mariée et a un fils de 3 ans. Charlène a un cancer qui est étiqueté « rarissime » par le corps médical. Un cancer pour lequel les nombreux médecins qu’elle a déjà rencontrés lui ont dit « Madame vous êtes foutue »…
En tous cas c’est ainsi qu’elle avait entendue la parole médicale.
C’est suite à une consultation avec le Dr. H. que Charlène sera hospitalisée dans le service d’oncologie médicale : son cancer s’est aggravé. Le pronostic est très mauvais, elle ne guérira pas, elle le sait, elle le « sent », dit- elle.
Lorsque je rencontre cette femme pour la toute première fois, elle est calme et souriante. Tellement à l’opposé de l’effroi que semblait ressentir le Dr.H lorsqu’elle m’en avait parlée: « J’ai proposée à Charlène de te rencontrer, c’est horrible… c’est absolument abominable… je suis effondrée pour elle… »
Charlène, elle, me dit « ne pas avoir peur de la mort », « Je sais que je vais mourir mais je n’ai pas peur. C’est peut être ça qui me dérange le plus…, je n’ai pas peur ».
Je lui demande alors « comment cela la dérange » ?
A cet instant Charlène me parle d’elle à travers son histoire:
« Je n’ai jamais connu mon père. Mon beau père m’a élevée dans la violence. Ma mère ne m’en a jamais protégée. Lorsque j’avais 20 ans, mon beau-père qui était militaire n’a pas supporté que ma mère le quitte. Il est allé chez elle et l’a tuée par balles, puis il s’est donné la mort juste à côté d’elle. C’est moi que la police a contactée. C’est moi qui ai rangé les affaires, essuyé le sang…, je crois que c’est cette image et cette odeur qui me reste en mémoire…, le sang…, la mort, l’odeur de la mort. Oui, j’ai déjà connue la mort. C’est comme ça que je peux le dire : J’ai déjà connue la mort ».
C’est à la fin de notre rencontre, au moment où je me lève pour la saluer qu’elle rajoute : « Je crois que je n’ai pas été tout à fait sincère avec vous…, En fait je pense qu’il y aurait sans doute beaucoup de choses de ma vie à parler mais je ne sais pas si j’ai envie d’aller dans ces zones là… »
J’interroge alors : « qu’entendez-vous par « ces zones là »…? »
« Je me suis construite une carapace face à la vie », me répond-t-elle, « je me suis construite toute seule. Mais je ne suis pas bête vous savez, je sais bien que dans des zones plus enfouies, sans doute ce que vous les psys vous nommez inconscient, il y aurait des tas de nœuds à dénouer…, Néanmoins ça ne m’a pas empêcher de vivre, d’aimer et d’être suffisamment aimée pour avoir un merveilleux petit garçon…, Non vraiment, je ne sais pas…, Bon, écoutez !, je prends vos coordonnées et on verra ».
Je prends acte que Charlène n’a pas de demande pour le moment.
Dans les semaines qui suivirent, je ne recroiserai plus Charlène. Plus aucun traitement n’est possible.
Par contre, le Dr. H. est toujours aussi bouleversée à la suite des rencontres qu’elle garde de temps à autre avec Charlène; elle me dira même un jour : « Tu sais cette patiente, elle finit par me procurer une sorte d’effroi…, Elle me parle presque de sa mort sereinement…, comme si elle était déjà morte ».
Six mois s’écouleront, six mois durant lesquels nous ne parlons plus vraiment de cette patiente. Une fois simplement, nous évoquons sa possible mort puisqu’elle ne vient plus dans le service.
Et pourtant, Charlène finira par revenir… revenir voir le Dr. H., en consultation, lorsque les douleurs devinrent trop difficiles à supporter.
C’est à cette occasion là que Charlène demande à me revoir et souhaite également des entretiens très réguliers, « une fois par semaine ».
Que me demande-t-elle véritablement ? Elle, qui m’a dit n’avoir jamais eu besoin de psy, qu’attend-t-elle de moi aujourd’hui ? Que me veut-elle ?
« J’ai demandé à vous revoir car vous êtes la seule qui ne m’avez pas dit que j’allais mourir… » dit Charlène, « Je ne comprends plus. Les médecins, la maladie, m’ont condamnée, si on regarde les statistiques je ne devrais plus être là, et je ne suis pas encore morte…, j’attends. A quoi bon ? Quel sens ça a ?
Je vous le dis à vous, je préfèrerai n’être plus là, je préfèrerai être déjà-morte. Mais rappelez-vous, je vous l’avais dit, je n’ai pas peur, j’ai déjà connue la mort… »
A partir de ce moment là nous nous verrons régulièrement.
Paradoxalement, Charlène, qui a toujours vécu « sans avoir besoin de psy », a aujourd’hui le souhait de parler d’elle et se mettre au travail comme elle ne l’avait jamais fait, et ce, au moment même où quelque chose semble psychiquement basculer.
Ce qui semble psychiquement basculer, ce qui semble faire point de butée, ce qui achoppe, c’est bien le fait que quelque chose ne marche pas comme elle l’avait prévu.
Ce qui aurait dû être un accord parfait entre ce qu’elle croyait être sa destinée (« j’ai toujours su que je mourrai jeune » pour reprendre ses mots), sa propre fiction, et les paroles médicales qui lui ont été adressées fait aujourd’hui énigme: « Pourquoi ne suis-je pas morte? », me demande-t-elle.
Si le savoir médical a failli, si sa propre croyance a failli également, alors, peut-être la « psy » saurait-elle quelque chose, quelque chose d’autre qu’elle même ne sait pas ?
A ce même moment Charlène a interrompu ses rendez vous avec le Dr.H (prétextant être « grippée »).
On peut penser que l’attente croyante, qui se loge maintenant à mon adresse, a pris le relais du supposé savoir médical qui a failli.
Qu’attend-t-elle de moi ?
En tant que psychanalyste, ai-je quelque chose à lui apporter ?
Que puis-je pour elle ?
Au fil des entretiens, sur plusieurs mois, il me semble que Charlène entend qu’il y a un ailleurs possible. Charlène semble entendre qu’elle pourrait sortir de sa répétition, de sa plainte, sortir de cet imaginaire qu’elle aurait déjà connu la mort, l’imaginaire que ce serait plus facile avec sa mère en vie…
Or c’est bien là qu’elle a choisi de s’arrêter. Elle a progressivement espacé nos rencontres.
Par contre, elle finira par retourner voir régulièrement le Dr.H.
A partir de ce moment là nous nous verrons à sa demande… ponctuellement…lorsque l’angoisse l’envahit trop, lorsqu’elle a besoin d’une forme de nursing de ma part…
Le mois dernier, Charlène m’annonçait la publication prochaine de son autobiographie.
Existe un lien entre cet acte fort du côté de la sublimation et ce qui s’est joué dans nos rencontres?
Quelques mots pour conclure cette histoire? Cette histoire qui n’en finit pas puisque cela fait maintenant deux ans que Charlène est suivie dans ce service… Finalement, en deux ans elle aura fait ce que font toutes les jeunes femmes « modernes »: elle a divorcé, pris un appart où elle « vit pleinement sa vie de mère célibataire » pour reprendre ses mots, elle a même pris un amant!!! Finalement Charlène n’a jamais autant vécu que depuis qu’elle attend la mort!
Essai théorique:
A travers cette histoire, cette rencontre, j’ai essayé de témoigner de mon positionnement auprès de Charlène.
Je rencontre Charlène dans le service de cancérologie. Il me semble qu’aujourd’hui il y a deux positionnements possibles pour les psychologues dans ces services.
Soit un positionnement, une écoute « psychologique »; soit un positionnement, une écoute « psychanalytique ».
Soit le psychologue vient donc renforcer, seconder le travail des médecins. Il s’agit d’une écoute du côté de la réalité concrète.
Ici, il s’agit de soutenir le moral du patient, le psychologue rentre alors avec le médecin et le patient dans une logique de combat contre la maladie. Renforcer le Moi pour faire face peut être tout à fait nécessaire mais, aujourd’hui, ce travail peut-être fait par tous les membres de l’équipe et cela ne spécifie en rien la place du psychologue.
Je dirai même qu’il y a un danger, un risque à ce que le psychologue endosse également ce costume du « bon objet qui porte secours » car cette position enlève toute possibilité d’Ailleurs, toute possibilité de paroles autres… tout écart avec la logique de combat.
Il me semble que l’apport spécifique du psychologue-psychanalyste peut se situer ailleurs, et c’est la deuxième possibilité d’écoute.
Selon moi, le psychanalyste est la figure privilégiée pour donner une place au doute et à l’ambivalence dans le discours des patients. C’est justement parce qu’il maintient un pas de côté par rapport à la logique de combat qu’il pourra le moment venu faire entendre le doute et l’incertitude qui restent les voies royales pour se questionner sur soi.
Pour tenter de dire quelque chose de ce positionnement psychanalytique il ne faut pas oublier que lorsque les patients arrivent en oncologie, ils ont, bien souvent, une attente très forte à l’adresse du médecin, à l’adresse, pourrions-nous dire, de son « supposé savoir les guérir » (« dites moi docteur que vous allez tout faire pour me sauver »).
Or, à un moment donné ce savoir médical ne suffit plus à lui tout seul à contenir psychologiquement la situation, les choses échappent, la maladie évolue, le doute et l’ambivalence infiltrent peu à peu le savoir des médecins.
C’est à ce moment là que le patient peut choisir de se tourner désormais vers un autre supposé savoir… incarné par la figure du psy.
Ce n’est plus le supposé savoir guérir mais un supposé savoir autre: « Peut-être vous, le psychologue, pourriez-vous me dire quelque chose que la médecine ne sait pas », « vous savez sans doute quelque chose sur moi que je ne sais pas »… C’est bien arrimé à cette idée (à cette représentation) que tout sujet frappe à la porte du psychanalyste, maladie ou pas d’ailleurs.
Il s’agit ici d’une écoute qui se centre bien sur la mort… mais pas la mort de la réalité concrète. Il s’agit alors d’entendre la place de la mort dans la réalité psychique.
Nous pouvons ici faire le parallèle avec les travaux de S.Leclerc lorsqu’il parle de Première Mort et Seconde Mort. Comme le rappelait tout à l’heure Jérôme, La première mort (c’est le meurtre du narcissisme primaire= quand le sujet se déprend de l’enfant imaginaire qu’il est pour ses parents) est nécessaire à la construction subjective alors que la seconde, la mort biologique, la mort de la réalité concrète, nous ne pouvons de toutes les manières rien en dire, rien en savoir. Nous ne pouvons que « broder » autour.
Dans l’histoire avec Charlène c’est lorsqu’elle me dit « vous êtes la seule qui ne m’avez pas dit que j’allais mourir », c’est bien elle qui m’enseigne que je tiens ici une position psychanalytique puisque je ne tiens pas compte, dans mon écoute en tout cas, du compte à rebours qui fascine tant les médecins et l’équipe soignante.
Il ne s’agit pas, bien entendu, de nier la maladie mais d’une certaine façon « de l’oublier tout en en tenant compte », d’être à l’écoute de ce qui se joue dans la réalité psychique et non dans la réalité concrète.
C’est bien là que la question du semblant prend tout son sens pour moi.
Occuper la place du semblant et tenir ce rôle pour un autre, revient à prendre acte qu’il y a toujours dans le transfert, pour reprendre l’expression freudienne, erreur sur la personne.
En somme, travailler avec l’opérateur du semblant revient à ne pas se prendre pour celui qui sait dans le transfert.
Lorsque Charlène a interrompu ses rendez-vous avec le Dr.H, qu’elle s’est tournée vers moi en me prêtant un autre savoir que celui de la médecine, un savoir qui saurait quelque chose sur elle, j’ai essayé d’assumer cette position du semblant, autrement dit, essayer de ne pas démentir le fait que le patient me prête un savoir tout en n’étant pas dupe que c’est elle qui détient le savoir qui compte…
Occuper la position du semblant, comme j’ai essayé de le dire dans mon article, car seul ce positionnement permettra le « pas de côté » comme le nomme René Schaerer dans la préface de notre livre, le décalage nécessaire , voir vital, pour permettre à la parole du patient de se décentrer de la mort à venir, de la mort biologique, afin d’entendre quelque chose de « l’autre scène » comme disait Freud, afin d’entendre les expériences de perte passées où les sujets, comme le dit Charlène, ont déjà rencontré la mort.
5 – Evelyne Itier, Psychologue, psychanalyste en exercice libéral, ex-services de Dermatologie CHRU de Montpellier et CHR Caremeau de Nîmes.
– Texte écrit dans l’après-coup : retraite hospitalière, sans notes ni agenda.
– Comment j’aurais pu travailler en tant que psychologue clinicienne ayant fait le choix de la Psychanalyse dans un service hospitalier universitaire de Dermatologie ?
Dans les couloirs de l’institution « Hôpital SILENCE », je souhaite laisser entendre ce qui en sourd de tous les interstices. J’espère que la réalité administrative, les fameux protocoles et les contraintes de nature horlogère du service de Dermatologie n’auront pas entravé mon écoute de sujets si souvent réduits à l’état de patients.
En charge, plus particulièrement, de patients atteints de pathologies lourdes, cancéreuses, de mélanomes malins. Il s’agit de patients n’ayant pas formulé de demande de psychanalyse (sauf exception), souvent loin de toute sa dimension culturelle, étrangers au mieux, ennemis pourquoi pas.
Quand ? A l’occasion de toutes les modalités d’hospitalisation.
Où ? Dans tous les lieux accessibles y compris parcs et jardins. Très rarement au domicile.
Avec qui ? Tous les gens concernés : patients, entourage, tous membres des équipes y compris lesdits non-soignants, EMSP etc.
Que DIRE ? A qui ? Quand la boucler ? Exercice de haute voltige constamment. Dans cette jungle jargonnante, pullulent naturellement les peaux de banane, la pommade, les lauriers, les couronnes d’épines, les mirages du copinage comme ceux des rivalités en lien avec la multiplicité des transferts entre autres. Je n’oublie pas les effets de la toute-puissance – aussi imaginaire – de « l’ordre médical ».
Comment ? Dans une BLOUSE blanche. J’y vois un attribut tribal trompeur, objet de tant d’usurpations, leurres et décalages. A son crédit : le nom et la fonction de chaque membre de la tribu, « un parmi d’autres », dans la reconnaissance de l’irréductible différence de chacun.
Au décours de la VISITE, vécue comme le lieu-temps où l’équipe vient entourer – à la manière de la peau ? -, vient se pencher sur (klinein) le patient-Sujet et non Objet de… : sujet d’observations, de questionnements, de non-savoir exprimé, de prescriptions, d’inquiétudes, d’enseignements mutuels, dans une langue commune, en vis à vis, c’est à dire de visage à visage.
En service de Médecine, quand la peau est en jeu (« j’y joue ma peau »), la violence du donné à voir peut être si prégnante qu’elle engage nécessairement sur la voie du DONNE A ENTENDRE, ce qui signifie faire un pas de côté décisif hors de la fascination et de la jouissance afférente : pas tant horreur des effractions corporelles parfois folles que celle d’une « solitude absolue » : vivre la fin de sa vie sans jamais avoir été entendu…, parfois. Hors de l’insistance du dévisager, il urge de répondre à l’invitation – que je crois toujours là- de l’envisager : le PRIMAT de la PAROLE comme fondement humain.
Il m’est alors revenu en mémoire le souvenir de SIX RENCONTRES (Cf. mon texte dans l’ouvrage), chaque fois uniques, avec des hommes et femmes frappés de « maladie de la mort ». Je veux saluer ici leur mémoire.
Alors, au fond, face à ce devoir d’une invention constante dans la chair du Alors au fond, face à ce devoir d’une INVENTION constante dans la chair du service, QU’EST CE QUI TIENT ?
Qu’est ce qui nous tient à cœur ?
Qui nous tient ?
A quoi tient-on ?
Dans cet incessant décalage, décentrement, esquive, pas-de-côté, jeu de dupes-ou-pas, semblant, méprise…, sur cette ligne de crête, ce fil du rasoir, pourquoi ne pas évoquer la radicalité de la castration, fil rouge de l’imaginaire au symbolique et inversement ?