Sous la présidence d’Irène Théry
Jean Pierre Winter – Le 18 Novembre 2013 –
Dans la mesure du possible, je laisserai de côté la question de l’homoparenté. Je me suis déjà beaucoup prononcé là-dessus et je n’ai pas envie de me répéter. Cela étant dit, s’il faut malgré tout y revenir, je suis tout à fait disposé à répondre à d’éventuelles questions. De toute façon, bon nombre des points que j’ai prévus d’aborder ici relèvent encore d’une analyse critique des conséquences de la nouvelle loi en matière de filiation.
Sachant que la psychanalyse n’est, selon moi, ni une anthropologie, ni une sociologie, ni une doctrine politique, la première difficulté que je rencontre dans la situation qui est la mienne aujourd’hui, c’est de parvenir à faire entendre et à faire reconnaître, sans savoir ce qui pourra bien advenir de ce que je vais dire, la voix singulière et le point de vue absolument spécifique du psychanalyste.
Le psychanalyste, c’est en effet celui qui, pour parler d’un certain nombre de questions, tente de s’appuyer sur son expérience clinique, un terme probablement discutable qui renvoie toutefois à un fait tout à fait fondamental : le psychanalyste, c’est celui qui se donne du temps et même beaucoup de temps, pour savoir ce que les gens pensent, souhaitent, désirent vraiment et pour élucider les ressorts de leurs aliénations. Beaucoup de temps, cela veut dire qu’avant qu’une opinion n’émerge et ne s’établisse à propos du désir de quelqu’un, à propos surtout de sa genèse, il peut se passer une dizaine d’années, à raison de trois séances hebdomadaires.
Il y a donc d’emblée une distinction à faire entre le savoir du psychanalyste et celui du sociologue. Les résultats, pour ainsi dire, de l’enquête psychanalytique ne sont pas comparables à ceux de l’enquête sociologique où l’on demande aux gens : que pensez-vous de telle ou telle situation ? Comment voyez-vous les choses ?, etc. Non que ce type d’investigation soit sans valeur, elle a son utilité et sa pertinence, mais elle est néanmoins d’un autre ordre parce que la psychanalyse est, pour reprendre le mot de Paul Ricoeur, une discipline du « soupçon »(1).
Autrement dit, les énoncés qu’on y accueille n’y sont pas pris au pied de la lettre, même si c’est aussi avec une grande attention à la lettre qu’on les écoute, sans toujours savoir quoi en faire d’ailleurs dans un premier temps.
Au-delà de ce préalable général, j’ajouterais également que si je tiens d’emblée à insister ainsi sur la dépendance du savoir psychanalytique à l’égard d’une expérience spécifique du temps, c’est parce que l’exercice de cette profession m’a appris que les solutions immédiates sont celles du rêve. Le rêve qui, comme l’idéologie, escamote le temps et ignore la contradiction, le rêve, équivalent nocturne de l’idéologie, idéologie nocturne où tout est possible, ce que, dans mon jargon, j’appelle : « réviologie ».
S’il faut donc se féliciter du caractère démocratique de l’échange des idées et des expertises, des vertus du désaccord pacifique et argumenté, il ne faudrait pas néanmoins perdre de vue qu’il peut arriver que le simple débat d’opinions ne soit pas suffisant pour désamorcer et neutraliser la dynamique hallucinatoire qui préside au rêve.
Il se pourrait même que la démocratie soit plus particulièrement exposée aux séductions de ce déni de la loi et du temps.
Il est clair, en tous les cas, que l’expertise proprement psychanalytique a à s’affronter à un malentendu récurrent qui est moins l’effet de la contradiction des points de vue que le symptôme d’une mésentente structurale qui tient à l’hétérogénéité de la temporalité psychanalytiquement pertinente.
C’est du moins l’enseignement que je tire de deux auditions récentes, l’une devant la Commission des lois de l’Assemblée Nationale, l’autre devant la Commission des lois du Sénat.
J’en finis maintenant avec ces préalables, non cependant sans avoir d’abord donné la parole pour quelques instants à Paul Valéry qui, mieux que quiconque, a su faire sentir l’importance du point que je viens de soulever:
« La démocratie, autrement dit le régime de la parole ou des effets de la parole, c’est ce qui se passe quand tout devient politique. Et politique en démocratie signifie à peu près dramatique. Tout y est relatif aux impressions d’un public. Ce sont les lois du théâtre qui s’appliquent : simplification, illusion perpétuelle sous peine de rire et de mort. Tout pour l’effet, tout dans le moment, des rôles tranchés, ce qui est difficile à entendre proscrit, ce qui est difficile à exprimer n’existe pas, ce qui demande de longs préparatifs, une attention prolongée, une mémoire exacte, l’indifférence au temps et à l’éclairage se fait impossible. »(2)
J’entre maintenant dans le vif du sujet.
J’ai choisi d’axer mon propos sur des problèmes de filiation liés à l’adoption et aux procréations médicalement assistées. De façon générale, encore une fois, c’est-à-dire sans référence spéciale à la loi du « Mariage pour tous » et aux couples de même sexe.
Comme on le sait, la distinction entre « procréation » et « engendrement » ne date pas d’hier, loin s’en faut. En vérité, et cela n’a jamais cessé de m’impressionner, elle est dès l’origine l’une des expressions insistantes du souci juridique et moral des religions monothéistes. Il est d’ailleurs tout à fait intrigant de constater que la question de la stérilité féminine est l’une des premières questions posées dans l’Ancien Testament.
Pourquoi ce roman des origines, pourquoi cette mythologie s’intéresse-t-elle ainsi d’entrée de jeu à la stérilité ? Sarah est stérile, une génération plus tard, Rebecca est stérile, la génération suivante, Rachel est stérile, puis, trois ou quatre générations après, Hannah, la mère de Samuel, est stérile, et ce jusqu’au début des Evangiles, lesquels commencent aussi par une stérilité, celle d’ Elisabeth, femme hors d’âge, pour parler le langage biblique, finalement mère de Jean-Baptiste et non du Messie, faute d’avoir cru à l’annonce de sa grossesse tardive.
A cette série si significative, il faudrait enfin ajouter un cas, celui de la virginité de Marie, virginité établie et calculée, si l’on en croit le récit biblique, par référence à la grossesse d’Elisabeth, précisément.
Stérilité et virginité, ce n’est certes pas la même chose : entre l’échec temporaire, circonstancié et l’évitement ou le contournement, entre l’accident et le renoncement, entre la reconnaissance de la précarité et le déni, il y a un monde et même un abîme, celui qui sépare deux économies morales et symboliques et, soit dit en passant, deux religions. Dans les deux cas néanmoins, la tradition biblique révèle et pointe que la liaison de l’engendrement à la conception échappe à l’évidence instinctive et animale et s’impose bien souvent comme une butée, un carrefour anthropologique et existentiel.
Dès l’origine, il y a donc cette insistance religieuse à poser la question de la signification de la stérilité et des modes substitutifs d’engendrement : comment faire lorsqu’on désire un enfant et que la nature, la biologie, voire une équation métaphysique défavorable, les convictions, la croyance, bref Dieu, ne veut pas l’accorder ? Eh bien, on propose des solutions. D’abord, celles que l’état de la science et des mœurs de l’époque permet d’envisager, puis d’autres, celles d’aujourd’hui, les nôtres.
Ces solutions, je les considère en psychanalyste et j’y vois des mythes, des mythes, c’est-à-dire l’équivalent collectif du fantasme. C’est pourquoi la question que je me pose, question ouverte que pour l’heure je me contente simplement de poser, pourrait être ici reformulée de la manière suivante : n’y aurait-il pas lieu de rapprocher la demande contemporaine d’adoption, d’accès à des modes alternatifs de procréation et de filiation, de la mise en acte d’un fantasme religieux ? Désirer et faire des enfants, oui, mais avec Dieu lui-même, et se débarrasser, enfin, d’une épreuve difficile, d’une réalité encombrante, injuste peut-être : la relation sexuelle. Mise en acte d’un fantasme religieux, gnostique peut-être même plutôt, puisqu’elle suppose les moyens de la science et obtient sa bénédiction : on y arrivera, ce n’est peut-être pas si simple, mais cela est à notre portée, on y parviendra.
Je pourrais m’arrêter ici sur un certain nombre d’exemples, mais considérons simplement le suivant : deux femmes décident d’avoir un enfant ensemble. Des moyens existent qui leur permettent de se passer de toute relation sexuelle pour y parvenir. Deux vierges, autrement dit, sont en situation de faire un enfant. Il y a là un fantasme de virginité qui ne fait pas obstacle à la conception. L’exemple est évidemment outré, les femmes qui ont recours à la procréation médicalement assistée n’étant évidemment pas toutes vierges, mais il n’en correspond pas moins à des situations réelles.
Une précision ici s’agissant de ce fantasme de virginité dont j’ai dit l’ascendance religieuse : je ne mets pas spécialement en cause la religion chrétienne, puisqu’on le repère aussi dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament et qu’il en existe aujourd’hui des expressions juives. Pensons par exemple à cette récente affaire en Israël : le procureur général de l’état vient d’y autoriser un couple de parents à utiliser le sperme congelé de leur fils décédé pour féconder une mère porteuse afin de leur donner un petit enfant.
Au-delà de l’anecdote, effectivement impressionnante, ce qui doit ici retenir notre attention, c’est que ce possible est désormais l’effet d’une loi. Cette possibilité est donc en voie d’institutionnalisation. Elle est en passe d’accéder à la dignité d’un droit. Droit d’une minorité, sans doute, mais droit tout de même. Cela va donc se répéter. On le voit, si la dogmatique chrétienne s’organise explicitement autour de ce fantasme de virginité et si, par conséquent, celui-ci est plus actif dans les sociétés où le travail de cette dogmatique a été durable et intense, il est également susceptible de germer ailleurs. Même en dehors des aires marquées par une culture positive de sa mise en acte, les composants élémentaires de ce fantasme existent et il suffit de l’influence du libéralisme juridique et moral, véritable cheval de Troie en la matière, pour qu’ils cristallisent. Ce fantasme de virginité est donc désormais général.
Voyez ces autres exemples. En Allemagne, il y a deux semaines, l’histoire de cette transsexuelle : une femme qui devient un homme mais qui a néanmoins conservé ses organes reproducteurs, tombe enceinte. Il-elle se rend à la mairie où il-elle désire se faire reconnaître comme père de l’enfant alors qu’il-elle vient d’en accoucher à son domicile. La loi du land allemand concerné l’y autorise. Jusque- là, tout va pour le mieux, si l’on peut dire. Seulement, au moment où l’édile lui demande quel est le sexe de l’enfant, il-elle lui répond : « Ah ça, je ne vous le dirai pas, il décidera plus tard. » A quoi l’édile répond tout de même : « Ah non, ça, ça n’est pas possible ». Il a fallu en arriver là pour que l’affaire sorte, comme on dit, parce qu’autrement, on n’en aurait jamais rien su. Là encore, ce qui importe, c’est moins le pittoresque du récit que la prise de conscience qu’il existe désormais des environnements juridiques et légaux qui autorisent ce genre de péripétie.
Autre exemple, à l’autre bout de la chaîne, en Belgique, exactement au même moment d’ailleurs : ce transsexuel qui n’est pas satisfait de l’opération qui l’a transformé. Parce que cette insatisfaction débouche sur une souffrance psychologique « intolérable », il-elle demande à être euthanasié et il-elle est euthanasié, car la loi belge l’y autorise.
En d’autres termes, et pour conclure ce premier développement, il faut bien avoir à l’esprit que les propositions de lois qui vont émerger de votre Commission sont tout sauf négligeables et que, même sans intention de le faire, elles sont susceptibles d’ouvrir des boulevards à des transformations anthropologiques d’une profondeur insoupçonnée, parce qu’en la matière notre imagination est très largement en deçà de ce que la nature humaine est capable d’inventer.
Je suis donc et je crois qu’il convient d’être extrêmement précautionneux et attentif aux conséquences de nos décisions.
J’en viens maintenant plus directement à la question de la filiation. Après trente-cinq ans de pratique avec des adultes et des enfants, j’en suis arrivé au point de penser que la connaissance de la filiation est la colonne vertébrale de l’inscription d’un sujet dans la connaissance. Vous l’aurez remarqué, je ne dis pas d’emblée, en lacanien, « inscription du sujet dans le Symbolique », mais bien « inscription d’un sujet dans la connaissance », visant par là l’accès au procès empirique d’acquisition des savoirs constitués.
Quelques mots là-dessus avant de passer à d’autres points. J’ai pu observer que les enfants qui ont très tôt acquis une parfaite connaissance de leur filiation, au sens large du terme, identité du père, de la mère, des grands-parents, des oncles et tantes, ont une plus grande facilité à recevoir et à intérioriser des contenus d’enseignement : plus ils trouvent facilement à s’inscrire dans le temps, temps humain structuré par des repères sociaux et générationnels, et plus ils sont disposés à apprendre. Lorsqu’en revanche, ils ont été exposés à des blancs ou à des trous narratifs dans la symbolisation de leur filiation, quand ils ont perçu qu’on leur racontait n’importe quoi ou que le récit était bricolé, on les retrouve ces blancs, ces trous et autres doutes ou interrogations angoissées, sous la forme d’un symptôme spécifique : l’incapacité à retenir quoi que ce soit et à apprendre.
Sur fond d’insécurité généalogique, le savoir n’imprime pas, il ne fait pas trace. Je pars donc de là : d’un côté, des enfants qui, d’être bien installés dans leur généalogie et leur filiation, peuvent apprendre absolument tout et n’importe quoi dès le plus jeune âge, de l’autre, ceux qui d’emblée marqués par une forme d’incertitude, de flou, voire de trahison ou de mensonge, auront tendance à présenter des symptômes affectant leur capacité d’apprentissage. A quoi il faut d’ailleurs ajouter que le flou ou le mensonge, voire la fantaisie, ne sont pas seuls en cause. Il peut aussi s’agir de pures et simples impossibilités.
Sur ce point, mon histoire personnelle peut servir d’exemple. Du côté de ma famille paternelle, mon père est le seul survivant de la Shoah. De toute sa famille, nombreuse (il avait bien des frères et des sœurs, beaucoup de cousins), il est le seul survivant, et, jusqu’à un âge avancé, jusqu’à ce que je me mette à poser des questions du fait de mon analyse, je ne savais pas même le prénom de ses parents, sans parler, bien entendu, des noms et prénoms de ses frères et sœurs, je ne connaissais pas non plus leurs sépultures, j’ignorais leurs visages, et tout cela a lourdement pesé sur mon histoire.
C’est un témoignage que je rapporte dans mon dernier ouvrage, Transmettre (ou pas)(3). Dans ce même premier dossier, celui de l’insécurité généalogique, j’en viens maintenant à une seconde observation clinique.
Lorsqu’un sujet n’est pas au clair avec sa filiation, du moins pas dans des proportions suffisantes, il se produit régulièrement un phénomène de fixation à l’origine. Un phénomène qu’on attribue, le plus souvent pour le critiquer, au psychanalyste, mais qui est en réalité le fait du névrosé : ce n’est pas le psychanalyste qui a l’obsession de l’origine, c’est le névrosé qui, privé des mots pour dire la sienne, passe sa vie à courir après, à essayer d’en attraper quelque chose, tout à fait conscient parfois de la vanité de son entreprise, gagné dans d’autres cas par la dynamique paranoïaque, se clivant quelquefois à l’occasion d’un conflit de loyauté, ce qui est classique dans les cas d’adoption, on y reviendra. Or, celui qui est perpétuellement ramené au secret de ses origines, au silence ou à l’impossibilité d’y accéder, perd un temps et une énergie considérables : sans adossement à un passé stabilisé et instituant, il en subit l’aspiration perpétuelle et c’est l’avenir qui ne s’ouvre jamais.
L’autre, en revanche, celui qui a la connaissance de ses origines, est débarrassé de cette question, il peut les oublier parce qu’elles ne sont plus le thème transcendant d’une recherche mais l’assise implicite et tacite qui lui ouvre un avenir.
Si donc, en psychanalyse, on cherche tellement à faire place au souvenir et à la mémoire, ce n’est bien évidemment pas afin d’organiser une fixation aux origines, mais c’est, tout au contraire, afin qu’il devienne possible de les oublier et de ne plus y penser.
Sur la base de ces deux constats cliniques, je tire maintenant la conclusion suivante : la conception et l’existence d’un être humain ne se réduisent ni à la seule procréation, au seul engendrement, ni aux seules coordonnées de l’identité juridique. Si l’on peut certes les distinguer afin de satisfaire un moment aux besoins du raisonnement juridique, il n’en reste pas moins que ces deux séries de conditions s’entrelacent et forment en réalité un nœud structurant qui est au fondement de l’identité concrète d’un sujet. On ne saurait donc le défaire sans détisser aussi celle-là.
Comment s’effectue cet entrelacement ? Quels principes y président ? Quels sont les fils qui s’y agrègent et s’y nouent les uns aux autres ? Difficile à dire puisqu’il s’agit d’un procès à chaque fois singulier qui a la complexité et l’indétermination d’un phénomène vivant. Qui osera prétendre, par exemple, disposer d’une définition arrêtée de la paternité ? Qui osera s’y rapporter comme à une authentique catégorie, claire, distincte, telle qu’il soit possible d’en tirer des conséquences comme d’un principe ?
Qu’est-ce qu’un père ? La psychanalyse n’a pas résolu la question. Pas plus d’ailleurs que les autres disciplines. Elle est très certainement cependant la première à l’avoir posée et à avoir entrepris de décomposer les niveaux de sens de ce concept dont la maîtrise était et demeure probablement encore assez largement intuitive. Freud distingue en effet entre le « père originaire » de la « horde primitive », le père du « roman familial » et le père de la réalité, le père physique quotidien. Première décomposition triadique retravaillée et reformulée plus tard par Lacan qui distingue quant à lui : le père symbolique, le père imaginaire et le père réel, sans d’ailleurs parvenir à une clarté toujours suffisante au sujet du père réel à propos duquel il lui arrive de dire des choses totalement contradictoires.
Avant Lacan cependant, Freud. Pour Freud, pour le dernier Freud en particulier, celui de Moïse et la religion monothéiste, le père est le résultat d’un processus cogitatif. Le père est donc le résultat d’une construction, il n’est pas une donnée immédiate de l’expérience sensible. Cet anti-naturalisme freudien ne doit néanmoins pas être confondu avec celui qui a traditionnellement cours dans les autres sciences sociales, en sociologie, en anthropologie, etc. Lorsque les anthropologues disent que le père est le résultat d’une construction, le père comme d’ailleurs le couple parental, le couple éducatif, etc., ils entendent établir qu’il est l’effet institutionnel, voire idéologique, d’une histoire sociale et qu’il en existe donc, en fait et en droit, plusieurs modélisations possibles. Freud saisit quant à lui le travail constructif au plan du psychisme enfantin : le père est le résultat de la construction de l’enfant, d’où l’importance d’ailleurs que cette possibilité lui soit offerte… Les deux processus ne sont certes pas sans rapport puisqu’il est clair que l’enfant travaille avec les matériaux du moment, avec les ressources culturelles et symboliques disponibles.
Ce n’est néanmoins pas exactement la même chose et voici d’ailleurs un exemple qui montre que le malentendu peut emporter un certain nombre de conséquences. Rappelons-nous du film La vie est belle de R. Benigni : un père protège son enfant des horreurs de la déportation en lui proposant des énigmes, en le faisant rire, un père italien, un père clownesque, comme ils le sont peut-être tous, d’ailleurs. A la sortie du film, bien des voix s’étaient élevés pour dénoncer son indécence. Avaient-ils vu le film jusqu’au bout, jusqu’à la dernière image ? Probablement pas, car les dernières scènes témoignent d’un fait très simple : ce n’est pas le père mais le fils qui raconte l’histoire, l’histoire qu’il s’est raconté, celle qui met en scène un fantasme, celui d’un père qui le protège de l’horreur. Père imaginaire dirait ici Lacan.
Chez Lacan justement qu’en est-il ? Pour Lacan, le père, c’est le « nom du père ». Expression qu’il retourne à la fin de son enseignement disant alors que le « nom du père », c’est le « père du nom », celui qui nomme.
Avant d’aller plus loin, je m’arrête ici un instant afin de lever d’abord un malentendu capital à propos de la fonction paternelle en psychanalyse : qu’il s’agisse de Freud, de Lacan, de Mélanie Klein, de Françoise Dolto, de Winnicott, etc., personne n’a jamais dit que le père était celui qui faisait la loi. Le père n’est pas celui qui fait la loi. C’est si vrai que de Freud à Lacan, le père qui fait la loi est considéré comme hautement pathogène, source de déstructuration psychotique. C’est le père de Kafka, le père du président Schreber… Sur ce point capital, la position psychanalytique rigoureuse est à mon avis la suivante : ce qui intéresse et affecte un enfant dans la relation qu’il a à son père, c’est le rapport que son père entretient lui-même avec la loi. En termes spécifiquement psychanalytiques, on dira que le père est celui qui a à témoigner de sa castration, castration qu’il convient d’ailleurs de distinguer de la soumission passive à la loi qui ne produit quant à elle que de l’inhibition.
A condition de ne pas être systématique, la transgression est donc une composante essentielle de tout rapport vivant à la loi. En d’autres termes, celui qui se prend pour la source de la loi et dit : « La loi, c’est moi, fais ce que je te dis parce que je te le dis » ou même, plus déstructurant encore car tournant la loi en dérision : « Fais ce que je te dis, non ce que je fais », celui-là n’est pas un père au sens spécifiquement analytique.
De façon générale, il faut d’ailleurs renoncer à associer la fonction paternelle et le registre spécifiquement déclaratif de l’évènement de parole, type : « Tu sais, mon fils, il est mal de tuer », « Tu ne coucheras pas avec ta mère », etc.
En vérité, la paternité symboliquement consistante s’atteste plus tacitement par les voies indirectes du rapport pratique, incarné et ordinaire à la loi, ce mixte concret de respect et de transgression occasionnelle qui est seul à pouvoir montrer qu’un homme se reconnaît un certain nombre d’obligations et sait se retenir. Entre celui qui ne sait pas ou ne consent pas à retenir sa pulsion de séduction incestueuse à l’égard de sa fille et celui qui, l’éprouvant, s’en interdit toutefois la décharge, il y a une différence symbolique, la paternité, qui changera bien évidemment du tout au tout la perception et la structuration psychoaffective de la fille. Son père est un père, il connaît la loi et son attitude a une vertu décisive : il la transmet. Le premier lui aussi transmet quelque chose, mais quelque chose de pathogène, car c’est moins la loi qu’il transmet que la perversion qui l’y lie. Il sait très bien que la loi existe et qu’il la transgresse. Il est comme tous ces transgresseurs qui savent parfaitement la valeur transgressive de leurs actes. C’est pourquoi, comme les pédophiles qui le demandent explicitement aux enfants, il demande le secret et d’une certaine façon la protection : pitié pour le hors-la-loi. Un père qui commet un geste incestueux, même un simple geste, sait très bien qu’il vient de bafouer un interdit et il veillera à en empêcher la révélation.
On dira donc finalement que le père n’est pas l’auteur, mais le passeur de la loi et pour apparaître comme tel, il lui faudra bien souvent refuser les effets du transfert infantile et organiser par lui-même sa propre destitution : je ne suis pas l’auteur tout-puissant de la loi, je ne suis pas Dieu et j’ai comme toi à la respecter. Si, comme Freud le pense, Dieu est une émanation psychique de la fonction paternelle, il se pourrait aussi qu’une certaine figure pathogène du père soit une émanation psychique de Dieu.
Pour conclure sur ce point, je rappellerai le mot de Camus : « Un homme, ça s’empêche. » Ce serait une excellente définition du père. Un père, c’est en effet quelqu’un qui s’interdit un certain nombre de privautés, de transgressions, qui s’interdit de faire participer ses enfants à sa jouissance, qui garde sa jouissance comme une énigme.
Précision importante dont on peut trouver une excellente illustration dans le roman de Marcel Aymé, Le bœuf clandestin, l’histoire d’un père, avant-guerre, au moment du Front Populaire. Ce père, très Marcel Aymé, c’est-à-dire couleur papier peint, possède toutefois une particularité qui suscite l’intérêt : il est végétarien. Il parvient en tous les cas à le faire croire à son entourage jusqu’au jour du mariage de sa fille. Ce jour-là, un hasard probablement…, elle le surprend en train de dévorer des biftecks. Un échange de regards. La fille voit son père, soustrait à la loi qu’il énonce : à cet instant précis, les rapports s’inversent et c’est elle qui a désormais l’autorité. Il lui devient complètement soumis, il est devenu son esclave.
J’achève ici cette digression consacrée à lever le malentendu si courant qui affecte la signification de la fonction paternelle en psychanalyse et je reviens maintenant à la triade lacanienne (père symbolique, père imaginaire, père réel) en prenant un exemple clinique.
Je reçois il y a quelques années un jeune homme sans symptômes criants, normal, comme on dit. Dans un premier temps, je ne comprends pas bien ce qu’il vient faire là. Il a aux alentours de vingt-cinq ans et il m’explique son problème : sa mère refuse de lui apprendre qui est son père. Là, je tends l’oreille et m’interroge : comment se fait-il que ce jeune homme qui a bataillé depuis vingt-cinq ans pour savoir qui est était son père ait, sans encombres particulières, réussi à faire des études absolument normales, à mener une vie affective qui ne paraît pas poser de problèmes importants, etc., etc. ?
Comment se fait-il qu’il ait tout simplement tenu le coup et ne soit pas devenu complètement fou ? A l’époque, mes convictions théoriques son telles que je m’explique mal que cet individu volontairement privé de père aille si bien. Je vais cependant l’écouter semaine après semaine pendant un certain temps. Au bout d’un moment, je m’aperçois que, prenant appui sur son analyse, il devient de plus en plus persécutant à l’égard de sa mère. Il exige violemment qu’elle lui réponde : « qui est mon père ? Dis-le-moi ! Qui est-il ?» Evidemment, il n’obtient aucune réponse jusqu’au jour où je lui fais observer : « Lorsqu’on n’obtient pas de réponse à une question, c’est souvent qu’on la pose mal, que ce n’est pas la bonne. » Je m’en tiens là, car je ne sais pas plus que lui qu’elle pourrait être la question pertinente. Il n’est pas très content et a d’abord l’impression que je ne le soutiens pas et puis il revient un jour, rayonnant : « ça y est, j’ai trouvé quelle était la bonne question et j’ai effectivement obtenu une réponse. » La bonne question, c’était : « Pourquoi ne peux- tu donc pas me dire qui est mon père?» A quoi sa mère lui a répondu: «Je ne peux pas te le dire parce que lorsqu’il a su que j’étais enceinte, ton père m’a fait promettre que jamais je ne te révélerais ni à toi ni à quiconque qui il était. J’ai donc tenu mon serment. » Par hasard, il finira pourtant par apprendre qui était son père et, chose intéressante en matière de réflexion sur la filiation, il s’apercevra que sans en avoir rien su pendant toutes ces années, il a néanmoins marché sur ses brisées, qu’il fait le même métier dans une entreprise équivalente et qu’il est comme lui leader syndical.
Une histoire tout à fait stupéfiante qui ne m’intéresse cependant qu’au regard de la question suivante : en quoi ce garçon qui n’a pas eu de père au sens d’un père autoritaire, d’un père énonçant la loi, d’un père absent ou trop présent, avait-il pourtant eu un père, structure et référent symboliques ? Voilà quelqu’un qui n’a rien su de son père, qui n’a jamais eu affaire à lui ni sur le plan éducatif, ni sur le plan de l’amour et qui pourtant, je le soutiens, a eu un père quand même. Eh bien son père a existé et il a fait trace psychique et symbolique du fait du respect que la mère a toujours manifesté à l’égard du serment qu’elle avait fait devant lui. C’est en effet le respect de ce serment, le respect de ce qui liait cette femme à cet homme-là qui a donné un père à cet enfant.
Une conclusion qu’il faut aussi savoir retourner pour reconnaître qu’on peut tout à fait avoir un père réel sans aucune portée ni effets symboliques: c’est le cas à chaque fois que la mère ne manifeste absolument aucun intérêt ni aucun respect à l’égard du père réel, de l’homme qui est à la maison, comme on dit. En d’autres termes, la présence réelle du père n’apporte aucune garantie de paternité puisque celle-ci tient essentiellement à la reconnaissance de sa parole par la mère. La parole de la mère est une condition décisive de l’institution et de l’efficacité psychiques de la fonction paternelle, une observation autrement plus importante que les spéculations générales et psychanalytico- sociologistes autour de La fin du dogme paterne(4), du père patriarche, phallocratique, etc., etc.
Sur ce point, je prendrais à nouveau un exemple que j’emprunte cette fois à la culture la plus populaire parce que c’est bien souvent dans les fictions populaires qu’on peut observer des réactions dénuées de tout snobisme, de toute stratégie de rationalisation et de dissimulation.
C’est une scène du film récent Les Bronzés 3 ! Un couple apprend que leur fils, la vingtaine, est homosexuel. La mère réagit en mère stéréotypée, quelque chose comme : « Oh, mon pauvre chou, bah c’est comme ça, qu’est-ce que tu veux ». Quant au père, il est blessé dans son orgueil viril et dit que cela est impossible, qu’il ne veut plus le voir, qu’il le renie. Un peu plus tard, le couple se dispute et la mère en vient à dire à ce père qui vient de renier son fil au motif qu’il était homosexuel : « Il faut quand même que je te dise un truc, c’est que tu n’es pas le père cet enfant ». Ici, on pourrait imaginer qu’une telle nouvelle soit de nature à soulager ce père humilié. Il n’en est pourtant rien et c’est d’ailleurs la seule subtilité de ce film. Certes, dans un premier temps, cela lui donne l’occasion de dire : « Bah oui, et puis vu comme tu t’es occupée de lui, comme tu l’as couvé, etc., etc., ça n’est pas étonnant. » Il ne s’en tient cependant pas là et il finit par ajouter de façon tout à fait intéressante et significative : « Mais moi je m’en fous pas mal en fait de ne pas être le géniteur, c’est moi qui l’ai élevé, c’est moi qui l’ai aimé, qui l’ai nourri, c’est moi le père de cet enfant. »
Autrement dit, précisément parce que subitement il est réputé ne pas être le géniteur, le voilà qui revendique d’être le père de cet enfant. Ce retournement est digne de considération. Il correspond d’ailleurs à un certain nombre de constats cliniques que j’ai pu être conduit à faire. Quoi qu’il en soit, c’est le moment que la mère choisit pour lui dire : « Mais non, je blaguais, c’est bien toi le père. »
Cette petite scène pourrait donner lieu à bien des analyses, mais pour ma part ce qui m’a particulièrement retenu, c’est la façon dont elle met en évidence le pouvoir de la parole maternelle. Un point encore trop régulièrement négligé qui est pourtant tout à fait fondamental, j’y insiste à nouveau, pour toute réflexion sur la filiation. L’ascendant psychologique de ce pouvoir de la parole est un fait absolument incontournable que peu de choses semblent en mesure d’ébranler, tests ADN compris.
Soulignons d’ailleurs à ce propos la schize absolue de notre époque en matière de filiation. D’un côté, la filiation génétique qui, si elle est prouvée pour un homme qui ne veut rien savoir de sa paternité, l’engage et l’oblige, par exemple, à verser une pension alimentaire. Autrement dit, une femme qui aurait eu un enfant avec un homme de ce type peut tout à fait déclarer dix ans après la conception : « il est le père de cet enfant, j’exige qu’il en assume financièrement la charge ou du moins une partie et ce, non seulement à partir de maintenant, mais aussi de façon rétroactive pour l’ensemble des années qui se sont écoulées depuis sa naissance. »
L’état actuel du droit semble donc reconnaître et favoriser la filiation biologique. D’un autre côté, cependant, on ne cesse d’avancer que la filiation n’est précisément pas une affaire biologique, qu’elle est volontaire et qu’on est le père ou la mère d’un enfant dès lors qu’on s’occupe de lui, qu’on l’aime et qu’on l’éduque. Autrement dit, selon que vous serez à Tours ou à Marseille, à Lille ou à Paris, selon le Tribunal devant lequel vous aurez à présenter la situation, vous n’obtiendrez jamais le même jugement.
Ces deux conceptions du lien de filiation cohabitent d’ailleurs tellement que les couples de même sexe revendiquent à la fois la filiation biologique et la filiation volontaire. J’ai pu entendre, par exemple, bien des couples de femmes s’exprimer de la façon suivante : « nous souhaitons que l’enfant ait 50% du patrimoine génétique de l’une d’entre nous. » Lorsque j’entends ou que je lis ça, je me demande toujours : « et pourquoi ? » Si la filiation est purement volontaire, pourquoi exiger qu’elle soit pour partie génétique ? Et pourquoi dès lors le patrimoine génétique de celui qui a donné son sperme ne devrait-il pas être également pris en considération ?
On le voit, il existe ici une contradiction, un désordre des représentations et des prétentions, qui ne sont d’ailleurs pas propres à la problématique spécifique de l’homoparenté puisqu’ils affectent en réalité la problématique générale de la filiation.
Je m’arrête toutefois quelques instants sur ce dossier homoparental en m’appuyant sur un épisode quelque peu douteux en matière de déontologie journalistique.
Le 27 mars 2010, le journal Le Monde rend compte d’un ouvrage d’une sociologue française, Virginie Descoutures, plusieurs mois avant sa publication effective. Citation de la journaliste, non de la sociologue :
« Contrairement à ce que pensent les détracteurs de la famille homoparentale, ces couples de femmes ne perdent jamais de vue la question du référent paternel, celles qui ont choisi la coparentalité estiment que l’intérêt de l’enfant est d’avoir un père, celles qui ont opté pour l’insémination artificielle avec donneur révèlent par leur pratique un souci de faire une place au masculin. Par exemple, un babby-sitter à la place d’une babby-sitter ou un instituteur à la place d’une institutrice. »
Observons ce passage subreptice du « paternel » au « masculin », deux concepts qui n’ont vraiment pas grand-chose à voir… La journaliste cite ensuite l’ouvrage alors non publié de Virginie Descoutures :
« Les femmes rencontrées ont à cœur de transmettre à leurs enfants une partie de cet héritage symbolique. Le monde est hétérosexué, il est ainsi envisagé comme bénéfique pour les enfants de leur faire fréquenter des hommes. »
Lorsque je lis ce genre de déclarations qui substituent sans préalables ni explications particulières l’héritage symbolique à l’héritage génétique et supposent en outre que la partition d’un héritage symbolique est une opération conceptuellement consistante, l’inquiétude me gagne… Et si l’on peut certes m’objecter qu’il ne s’agit là que d’un ramassis de bêtises auquel il convient de ne pas accorder une telle attention, je réponds qu’il s’agit effectivement d’un ramassis d’âneries mais qu’il a cependant le privilège de circuler et que, lorsqu’on prépare et élabore des lois, l’intelligence universelle est une présupposition de mauvaise foi qui n’a que les apparences de la générosité.
La vérité, c’est que l’alternative de la nature et de la volonté sur laquelle reposent régulièrement nos débats est une alternative d’entendement, une alternative abstraite qui procède d’une dramatisation symptomatique des rapports du biologique et de l’intentionnel.
Je reviens là à mon point de départ. Lorsque pour commencer j’ai parlé d’un certain nombre de traditions religieuses, je n’ai pas été au bout de mon raisonnement et j’ai ici l’occasion de le conclure.
Dans le texte de l’Ancien Testament, c’est la parole de Dieu qui, « ouvrant la matrice » comme dit la Bible, tient lieu de ce que nous appelons aujourd’hui science. Mais, différence absolument capitale, la parole de Dieu, elle, n’empêchait pas que le couple fasse l’amour : il y avait l’activité sexuelle effective qui n’appartient qu’au couple et puis la part de Dieu, technique d’appoint de l’époque, si l’on veut. Quoi qu’il en soit, c’était bien le couple qui faisait l’amour. Dieu adjuvant du couple et de la conception et non pas partenaire sexuel. Avec le Christianisme, gigantesque contournement et déni institués de la réalité de la scène primitive, les choses changent : la mère est vierge. On dira peut-être que j’exagère. Je ne suis néanmoins pas le seul à m’avancer sur cette voie-là. Voyez Michel Serres, par exemple, qui développe cette perspective bien plus loin que moi dans un copieux article de la revue Etudes(5). Il y soutient noir sur blanc que l’adoption, telle qu’elle vient d’être repensée par la loi qui vient d’être votée, est conforme à la lettre et à l’esprit de la doctrine chrétienne.
J’achève maintenant ce développement particulier en revenant une dernière fois à la triade lacanienne du père symbolique, du père imaginaire et du père réel.
Le père symbolique, d’abord. Qu’est-ce que les psychanalystes ont réussi à en transmettre ? Question épineuse car un père symbolique, personne n’en a jamais vu. Le père, il est symbolique d’avoir été tué : c’est l’urvater de Totem et tabou, le père originaire de la horde primitive, tel que Freud le conçoit à l’orée de la culture. Pourquoi ce mythe, ce mythe assumé comme tel par Freud ? Parce qu’il correspond à l’expérience clinique ordinaire de l’analyste, parce que, quand le père est tué, son désir ou sa volonté, comme dit Freud dans Moïse et la religion monothéiste, se met à surplomber la vie psychique du sujet et même parfois à l’écraser. Retour psychique du père mort qui est au principe d’une instance fondamentale de l’appareil psychique que Freud nomme, comme on sait, le « Surmoi ». Premier point donc, cette figure-là de la paternité n’a pas de consistance empirique. Ce qui, bien entendu, ne signifie pas qu’elle n’ait aucune importance. Dire que le registre causal qu’elle enveloppe n’est pas repérable dans l’espace physique, ce n’est pas lui retirer toute influence causale, bien au contraire. Il suffit simplement de rappeler que ses effets affectent la réalité psychique qu’ils modifient en vertu d’un principe que Lévi-Strauss a nommé l’« efficacité symbolique ».
Quant au père imaginaire, eh bien, c’est précisément celui qu’on imagine, celui dont on se parle, l’un des principaux personnages de ce que Freud a appelé le « roman familial des névrosés », celui qu’on s’invente, que tout le monde s’invente à un moment donné. Ici, la question principale est la suivante : à partir de quoi fabrique-t-on son roman familial ? Car on ne peut pas le faire à partir de n’importe quel matériau, de n’importe quelle configuration intersubjective. Ce roman familial, c’est un mythe, « mythe individuel du névrosé ». Mais là encore, une différence entre l’abord anthropologique, chez Lévi-Strauss notamment, et l’abord psychanalytique du mythe. Mythe stricto sensu chez Lévi-Strauss, le roman familial qui narre les conditions de la conception et de la naissance du sujet est chez Freud un effet de la névrose. Chez Freud, le mythe, autrement dit, a vocation à résoudre une tension proprement névrotique. Entre cette construction et la réalité, il y a un écart dans lequel le sujet peut évoluer et finir par s’affermir en reconnaissant qu’il s’agissait précisément d’une légende. Autrement dit, ma réserve quant au propos de Lévi-Strauss sur le mythe, c’est qu’il ne me semble pas prendre en considération le réel qui relativise la dimension spécifiquement mythologique des récits envisagés. Cet écart entre construction fantasmatique et réalité, c’est précisément ce qui intéresse un psychanalyste: entre la filiation juridiquement construite, filiation volontaire, et le réel auquel est confronté l’enfant, il y a un hiatus qu’il faut défendre parce qu’il est, pour ainsi dire, le sanctuaire de la liberté du sujet.
Quant au père réel, difficile d’en dire quoi que ce soit de déterminé dans la mesure où Lacan lui-même est sur ce point très hésitant, voire contradictoire. Il avance d’abord que d’une certaine façon, le père réel, c’est le spermatozoïde. Pas plus réel, pas plus positif, en effet, qu’un spermatozoïde. Et pourtant, revenant à un épisode célèbre des débuts de la psychanalyse, il lui arrive aussi de dire que lorsqu’une patiente fantasme être enceinte des œuvres de son psychanalyste, celui-ci doit effectivement être reconnu comme le père réel de l’enfant fantasmé. Difficile de s’y repérer… La vérité, c’est que le réel, c’est précisément ce qui résiste à toute symbolisation exhaustive, ce dont il n’y a pas de figure typifiée et définitivement stabilisée, ce qui échappe à la prise conceptuelle et choit comme reste, comme résidu, matière informe, matière sans forme dont on ne saurait précisément rien dire : le réel, ça se vit, ça s’éprouve et cet ordre d’expérience là, celui de l’épreuve matérielle effective du réel, est très largement hétérogène à l’ordre des significations. Il en va donc du père réel comme de tout réel : il est assez largement réfractaire à la saisie conceptuelle. Disons donc simplement qu’il est le père physique, le père quotidien, l’être particulier et faillible que telle mère a reconnu comme père de ses enfants.
Ces distinctions établies, j’en viens maintenant au dernier point de cet exposé : la question de l’adoption. Là encore, je partirais d’une petite vignette clinique.
Un couple vient me voir avec un petit garçon de huit ou neuf ans. Les parents sont assez âgés et ils m’expliquent qu’ils n’ont pu avoir d’enfants : elle, parce qu’elle a été torturée dans les camps de concentration à la fin de la seconde guerre mondiale, lui, parce qu’il souffre d’une aspermie. Ils ont mis bien du temps à entreprendre une démarche d’adoption, et puis, la décision prise, les délais administratifs ont encore retardé l’adoption effective. Ils parviennent néanmoins à adopter un petit garçon français et pendant les huit ou neuf premières années, tout se passe pour le mieux. Au cours de sa neuvième année, cependant, la maîtresse d’école fait un signalement : cet enfant est extrêmement violent, il se bagarre constamment et en toutes circonstances, en récréation comme en classe.
J’écoute ce récit, puis je fais sortir les parents de la pièce et, seul avec l’enfant, je lui dis : « Tu entends ce qui inquiète tes parents, et toi que penses-tu de tout cela ? Quel est le problème d’après toi ? » A quoi, il me répond immédiatement: « Moi, mon problème, c’est que je suis un enfant adoptif.» Une expression absolument géniale qui dit l’essentiel. La suite le confirmera.
Une fois par semaine, je m’entretiens avec ce garçon de neuf ans qui s’avère être un érudit en matière de seconde guerre mondiale. Il connaît tous les avions de la Wermacht, tous les avions soviétiques, les noms de tous les camps, des principaux officiers, il connaît toutes les opérations plus ou moins secrètes, l’opération Babylone, etc., etc. Un véritable puits de science.
Je me dis en l’écoutant : il essaie d’adopter ses parents. La guerre les a empêchés d’avoir des enfants, à cause de la guerre ils l’ont adopté et par conséquent la guerre, c’est leur lien. Il tente donc de les adopter en adoptant leur histoire et mieux qu’eux encore ! Et le voilà qui développe cette violence qui signifie aussi que ce savoir a beau être encyclopédique, il ne suffit pas à adopter des parents.
Par hasard, un jeudi, je lui dis que, s’il en est d’accord, sa prochaine séance aura lieu le 8 mai car je ne chôme pas ce jour-là. Il me répond alors qu’il ne viendra pas, qu’il en est hors de question, tout cela avec une telle véhémence que je lui demande de s’expliquer : « parce que c’est férié ! » Je sens néanmoins une forme de trouble et j’insiste : « et alors ? C’est le 8 mai, en quoi ça te concerne ? » Je me rends alors compte qu’il ne sait pas ce qu’est le 8 mai. Il sait que c’est un jour férié, mais il en ignore la signification. Je fais donc mine de me mettre en colère et je lui dis : « Mais c’est quand même extraordinaire ! Tu sais tout sur tout aux avions soviétiques, américains, anglais, français, etc., etc., et il y a juste une chose que tu ne sais pas, c’est que la guerre est finie ! » Personne ne lui avait jamais dit que la guerre était finie.
Inutile de dire que l’échange marqua un tournant dans sa cure: la violence disparut. Question: qu’avait-il exactement voulu dire en disant qu’il était un « enfant adoptif » ?
Première remarque, il disait l’expérience universelle de l’adoption car il faut le dire et sortir sur ce point de la langue de bois : tous les cas d’adoption, tous ceux qu’il m’a été donné de connaître, tournent au drame à un moment ou à un autre. L’adoption ne va pas de soi et il est temps de le reconnaître. Peu importe d’ailleurs la sollicitude et l’amour des parents adoptifs : quelles que soient les circonstances, aussi doltoiens que puissent être les parents, aussi soucieux soient-ils de mettre des mots sur l’histoire singulière de l’enfant adopté, il y a toujours un moment où ça foire, où la détresse identitaire de l’enfant s’impose et fait problème.
Deuxième remarque, son message était simple, c’est celui de tous les enfants qui disent : « je n’ai pas demandé à naître ». Lui, il disait : « je n’ai pas demandé à être adopté ». Il y a néanmoins une différence entre « je n’ai pas demandé à naître » (à quoi Françoise Dolto répondait, comme vous le savez, « Si tu n’avais pas demandé à naître, tu ne serais pas là ») et « je n’ai pas demandé à être adopté » qui est la suivante : lorsqu’un enfant est adopté, par définition, il existe déjà et il est donc le témoin de son adoption tandis que l’enfant naturel est par principe exclus de la scène de sa conception.
Une différence capitale qui me conduit aujourd’hui à faire la proposition suivante : ne serait-il pas envisageable d’imaginer et d’instituer une cérémonie vers la fin de la puberté au cours de laquelle l’enfants adopté se verrait invité à donner son assentiment officiel et public à l’adoption dont il a été, je pèse mes mots, l’objet ?
Il est évident qu’une telle proposition pose un certain nombre de problèmes d’intendance juridique et administrative dont j’ai tout à fait conscience et que je ne sous-estime aucunement, mais je m’en tiens ici au registre des principes.
Cet assentiment, il peut le donner, il peut aussi le refuser. Ce qui importe, c’est qu’il ait le temps d’y réfléchir et de laisser mûrir une décision. Ce ne peut être au cours de l’adolescence qui est régulièrement marquée par une crise identitaire. Cela ne peut pas non plus avoir lieu trop tôt du fait de l’immaturité. C’est pourquoi je propose de situer cette cérémonie quelque part entre la fin de la période de latence et les débuts de l’adolescence. Elle aurait un caractère républicain : devant notaire, devant maire, peu importe, l’enfant aurait à dire officiellement son acceptation ou son refus de l’adoption. Elle se concrétiserait par l’apposition de sa signature sur le Livret de famille dans lequel une case nouvelle aura été prévue pour le jour de cette cérémonie. Pourquoi cette proposition ? Parce que prenant part à ce rite et signant, l’enfant adopté sort de sa passivité : d’une démarche entreprise par ses parents adoptifs, il fait un acte propre. Qu’il s’agisse de consentir ou de refuser, un tel rite aurait le mérite d’organiser les conditions d’une subjectivation de l’expérience de l’adoption et de mettre un terme aux effets mi-violents, mi-dépressifs de la fixation au trauma : « je n’ai rien demandé à personne, je ne veux rien en savoir ». Interpellé pour dire officiellement l’acceptation ou le refus de la passivité spécifique qui ouvre son histoire, il s’engage à l’évacuer. Précisons ici que l’hypothèse du refus n’a pas à être dramatisée. Il n’aura par exemple aucun effet juridique. La filiation adoptive n’en est pas affectée.
Il aura en revanche des effets psychologiques décisifs : passant ainsi de la passivité à l’activité, l’enfant adopté se donne les moyens de renouveler la relation affective qui le lie concrètement à ses parents en proposant de la réorganiser autour de la vérité de son expérience. Attention donc à bien me comprendre: je ne propose pas la contractualisation de la relation d’adoption et, entre enfants adoptés et parents adoptifs, la symétrie des statuts.
Mon idée, ce n’est pas qu’il faut accepter ses parents, ce n’est pas qu’il faut adopter ses parents. Ce que je dis, c’est qu’il faut accepter d’avoir été adopté. Ce n’est pas la même chose. Il n’y a ici aucun risque de symétrie. Je reconnais avoir été adopté et je l’accepte, c’est ainsi que je suis rentré dans la vie. Mais cela, cela suppose un acte rituel. La narration seule, le souci de la mise en récit des origines, ce n’est pas suffisant, il faut un acte qui engage et, par conséquent, un évènement et un environnement institutionnels qui puissent faire que la parole prononcée y devienne performative et fasse date dans l’histoire du sujet. Un tel acte, on le médite, on le prépare. C’est pourquoi, quelle que soit la figure qu’une telle cérémonie puisse prendre, il m’importe qu’elle soit conçue de telle façon que l’enfant possède le temps d’élaborer l’acte qu’elle a vocation à officialiser.
C’était mon entrée en matière, ce sera aussi ma conclusion : il nous faut du temps, il faut que cet enfant puisse passer par plusieurs phases, qu’il ait le temps, le temps de la perlaboration, comme on dit en psychanalyse.
Sur l’importance de la perlaboration, une anecdote familiale pour finir. J’étais alors un jeune militant gauchiste et mon premier fils avait à peu près cinq ans. Il vient me voir un soir alors que j’étais en train de bricoler dans mon bureau : « Papa, est-ce que Dieu existe ? ». Cinq ans, c’est l’âge où le petit humain est un petit métaphysicien, dit Freud… Militant trotskyste, je lui réponds : « Non, mais ça va pas la tête, Dieu n’existe pas » et j’ajoute pour faire bonne mesure : « Certaines personnes y croient, mais elles ont tort ». Là-dessus : « ça veut dire quoi « tort » ? ». Moi : « Bah, toi, par exemple, tu ne cesses pas de dire que tu as raison, eh bien, quand ce n’est pas vrai, c’est que tu as tort. Tu as compris ? ». « Oui ». Une semaine après, ma mère qui gardait mon fils me téléphone en me disant qu’il vient de lui demander : « Est-ce que toi aussi mamie tu as tort en Dieu ? ». Un petit bout de chemin avait été fait. Quelques temps après, on est ensemble en Egypte et nous visitons les pyramides. Notre guide se prend d’amitié pour ce petit gamin de cinq ans et lui explique le sens des hiéroglyphes, lui parle du dieu Tor…, du dieu machin. Je sens mon fils tout troublé, mais il ne dit rien et puis un peu plus tard alors qu’on se promène dans le palais Magnal au Caire, on est main dans la main, je le sens s’animer, et puis il se redresse et il me dit : « Hein papa, nous Dieu, on n’y croit pas ?!!! » Plus d’un mois et demi a passé depuis sa première question et je me dis que décidément ça chemine en lui. Et puis, un jour, ça s’est arrêté. On revient d’Egypte, une semaine passe, il revient dans mon bureau et il me déclare en pyjama : « Tu sais, papa, j’y crois à celui qui n’existe pas ». Cette petite histoire pour dire que quels que soient les enjeux, ici Dieu, aujourd’hui la filiation, ce qui compte plus que tout, c’est que le temps de la perlaboration, le temps nécessaire à l’élaboration d’une posture psychique assurée ait été donné.
Ensuite, ce travail doit aussi connaître un dénouement pratique et symbolique : voilà, je suis arrivé à cette conclusion, elle ne remet rien en cause au plan des liens juridiques avec mes parents mais c’est la mienne et elle me permet reprendre la main sur mon existence en l’installant dans un ordre généalogique que j’assume.
Peut-être pourrions-nous d’ailleurs, je m’en avise à l’instant, présenter le dispositif de façon un peu différente. Celui qui, après réflexion, ne souhaite pas consentir officiellement à son adoption, eh bien, il n’y consent pas, un point c’est tout. Point n’est besoin, autrement dit, qu’il l’énonce. Il refuse la cérémonie. Légèrement remaniée, l’idée est donc la suivante : qu’à partir de douze ou treize ans et jusqu’à quatorze ans, il existe pour l’enfant adopté qui en ressentirait le besoin la possibilité de consentir officiellement à son adoption en signant le Livret de famille. Sans doute me dira-t-on qu’une telle cérémonie a peu de chances de voir le jour puisqu’elle revient à créer une disposition qui a une portée strictement symbolique et qui demeure sans effet juridique. L’argument est très certainement valable aux yeux du juriste. Pour ma part, ce qu’il m’importait de faire entendre, c’est qu’il est impératif de réfléchir et d’agir au service de l’enfant adopté afin qu’il ne soit plus tenté de réagir par la violence à la passivité dont, à tort ou à raison, il se sent la victime, et pour qu’il puisse reprendre la main sur son destin en ayant les moyens, grâce à un protocole public et institutionnel, de symboliser sa filiation adoptive autrement que par le symptôme ou le passage à l’acte.
(1) On doit à Paul Ricoeur l’expression « maîtres du soupçon », expression désignant, comme on sait, Marx, Nietzsche et Freud. Voir la préface de Paul Ricoeur à De l’interprétation. Essai sur Freud, Points essais, Seuil, Paris, 1995
(2)Paul Valéry, Pléiade, Tome II, p. 1454
(3)Jean-Pierre Winter, Transmettre (ou pas), Albin Michel, Paris, 2012
(4)Michel Tort, La fin du dogme paternel, Champs, Fammarion, Paris, 2007
(5)Michel Serres, « La saine famille » in Etudes, Février 2013, p. 161-17