Par Jean Pierre Winter – Texte paru dans la Revue Parlementaire
La blessure de l’abandon est impossible à cicatriser, tant chez l’enfant que chez la mère. Elle fonctionne comme une amputation bilatérale du Moi. Les adoptions les plus réussies ne parviennent pas à effacer la trace consciente et inconsciente de cet évènement, car cela reviendrait pour le psychisme de l’enfant comme celui de la mère à devoir renoncer à une partie de lui-même. Que penser lorsque cette séparation n’est pas le résultat d’un drame de la vie dont la société tente de limiter les effets dévastateurs par l’adoption, mais qu’elle est programmée ? Sachant cela, il relève de notre responsabilité de ne pas autoriser une pratique dont l’enfant sera la victime et de ne pas voter une loi qui ne lui permettra jamais aucun recours. Une telle loi en tant qu’elle organise socialement et politiquement l’accident est le contraire d’une loi, c’est ce qu’on appelle une loi scélérate ! Certes l’humain n’est pas réductible à ses liens biologiques, et nombreux sont les adoptés qui paraissent aller bien. C’est cependant parfois au prix d’un déni, lequel, s’il leur permet de s’adapter aux exigences de leurs proches ou de la société, ne peut pas empêcher leur inconscient de venir se manifester, en particulier au moment des séparations. Le débat en cours n’oppose pas des médecins progressistes à des médecins réactionnaires. Ceux qui se laissent aller à cette réduction se trompent de scène. L’enjeu, comme traditionnellement en obstétrique, c’est l’intérêt de la mère face à celui de l’enfant, soit ici l’intérêt des divers adultes face à celui d’un bébé à naître.
Les douleurs périnatales engrammées dans l’inconscient ne seront pas toujours décodables lorsqu’elles s’exprimeront sous forme de dépression, d’angoisses, de somatisations diverses, de sentiment d’insécurité ou d’envies suicidaires. C’est souvent à l’adolescence qu’elles se trouvent réactualisées car il s’agit là d’une nouvelle naissance, la venue au monde adulte. Dans certains troubles présentés par les adolescents, il est parfois question, à leur insu, d’une autre rupture. Toute séparation renvoyant aux deuils et aux séparations antérieures mal cicatrisées, c’est tout au long de la vie que la fragilité peut se faire entendre, car entre la vie et la mort, nombreuses sont les occasions de rencontrer leurs métaphores.
Les avancées de la recherche en matière de compétences périnatales et du développement du psychisme infantile ne cessent de nous montrer combien il est préjudiciable de séparer le tout-petit de sa mère et de lui supprimer ainsi ses repères. On lui fait alors vivre un véritable chaos. Ces ruptures peuvent être dévastatrices et créent des blessures parfois impossibles à cicatriser. N’oublions pas que l’amnésie infantile n’efface pas mais refoule pour les nécessités du développement psychique de chacun.
Reconnaître la blessure primordiale de la séparation d’avec la mère et sa spécificité est la base de toute adoption respectueuse, celle qui autorise l’accès du sujet à un futur en harmonie avec ce qu’il a traversé. Il est grand temps de ne plus privilégier, sans les interroger de surcroît, les blessures liées à la stérilité et de penser les bébés abandonnés uniquement en termes de justice sociale, de charité religieuse ou humanitaire, ou encore de droit à l’enfant. Il faut en ce domaine au contraire se fonder en priorité sur la connaissance apportée par la science et la psychanalyse. Au vu de leurs enseignements, on ne peut plus se contenter d’aborder la question de l’abandon, de l’adoption et de l’assistance médicale à la procréation sous l’angle exclusif des avancées médicales et des bons sentiments. Quelle que soit la compassion éveillée par la détresse des couples stériles, elle ne doit pas nous conduire à objectiver les enfants au mépris de leur histoire et de ce qu’ils sont. Le respect ne doit pas être proportionnel à l’âge ou la taille ; quant à la valeur, on sait qu’elle n’attend pas le nombre des années.
La plupart des candidats à l’adoption sont des blessés de l’infertilité, des déçus de l’assistance médicale à la procréation. Cela ne constitue pas un obstacle en soi pour accueillir un enfant, cependant il arrive trop souvent que le deuil nécessaire de l’enfant de leur chair ne soit pas terminé et que, à travers l’adoption, certains couples cherchent encore plus ou moins consciemment un bébé qu’ils tenteront de façonner au mieux à leur image, un bébé de remplacement de cet enfant inconcevable qu’ils désirent encore.
Cette passion de la reproduction biologique fascine au point que certains n’hésitent pas à aborder le clonage reproductif telle une AMP comme les autres, en niant d’emblée, sans se donner le temps d’y réfléchir plus en profondeur, la probabilité d’effets pervers liés à une reproduction non sexuée sur la filiation à court et à long terme et sur l’avenir de notre société.
Les demandes d’adoption ont toutes leurs motivations conscientes et inconscientes. Les parents parfaits n’existent pas et ceux-là n’échappent pas à la règle. Les orphelins sont cependant transitoirement sous la tutelle de la société qui en assume la responsabilité. La réflexion s’impose.
Au fond, de quoi s’agit-il ? Tout simplement de faire un enfant. Mais encore ? Un enfant génétiquement de soi. Comment ? D’abord en pratiquant une fécondation in vitro avec les ovules de la femme dépourvue d’utérus et le sperme de son compagnon. Puis en transférant l’embryon ainsi obtenu dans l’utérus d’une femme porteuse. Ce qui compte, c’est l’enfant de soi, de ses gènes. Derrière la souffrance des couples qui ne voient d’autre solution pour enfanter que la gestation pour autrui, il est impossible en effet de ne pas relever la survalorisation de la génétique. Elle s’inscrit dans une définition de l’individu par ses seuls gènes, qui ouvre la porte au renfermement sur soi et à des pratiques contestables, comme les tests ADN récemment débattus. Cette démarche met davantage en valeur le pedigree que la mixité et l’ouverture sur l’autre. Elle se distingue de l’adoption, du parrainage, du don de sperme, d’ovule ou d’embryon, qui relativisent l’apport de la génétique pour valoriser la parentalité dite « d’intention ». On ne peut comparer, comme le font certains, la gestation pour autrui aux dons de gamètes sans ajouter à la confusion des repères.
La mère est celle qui accouche, ce qui n’empêche pas l’enfant d’avoir une parentalité multiple. La grossesse n’est pas un simple portage, c’est une expérience fondamentale qui façonne les deux protagonistes : la future mère et l’enfant en gestation. On découvre à peine la complexité et la richesse des échanges entre la mère et l’enfant in utero. Ce ne sont pas des élucubrations de psychanalystes. Les chercheurs scientifiques de toutes les disciplines n’en sont qu’au début de leurs découvertes concernant les mécanismes de ces échanges et leurs conséquences. Même les animaux n’y échappent pas : les embryons d’étalon portés par une solide jument se retrouvent avec des caractéristiques repérables de la jument porteuse. Faut-il, au nom de la filiation génétique, organiser la venue au monde d’enfants portés par une femme dont le travail psychique conscient et inconscient consistera à pouvoir l’abandonner ? On peut imaginer son ambivalence si, comme il a été envisagé, elle garde la possibilité de se rétracter à l’accouchement et les conséquences pour l’enfant de cette rétractation… Faut-il, au nom de la souffrance de parents infertiles, croire que l’amour peut tout, et réduire ces échanges à rien ?
Au moment où toutes les recherches vont dans le sens de la reconnaissance de l’importance de l’épigénétique, il faut se méfier de la dénégation de ces effets : la vie anténatale a des conséquences, tant sur le corps que sur le psychisme de l’enfant, et à vouloir l’ignorer, on risque des conduites dont il sera la victime à son insu, et possiblement aussi sa descendance.
Évidemment, si nous avions la certitude qu’un enfant porté par une mère qui va l’abandonner a un risque potentiel de devenir un criminel, les jeux seraient faits. Or, ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Nous savons des choses mais nous entrevoyons surtout l’immensité de ce que nous ignorons. Aucun enfant ne se développera comme un autre.
La singularité de l’enfant, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, n’est pas que le produit du désir des parents. Ne pas légaliser la gestation pour autrui, c’est protéger un enfant qui n’existe pas, qu’on veut faire naître coûte que coûte sans se préoccuper des éléments scientifiques dont on dispose, et encore plus de la masse de notre ignorance. Une société peut-elle autoriser la production d’enfants sans pouvoir mesurer les risques qu’elle prend ? Et la première étude sur des enfants conçus par GPA ne nous permettra malheureusement pas d’avancer. Ce seront bien entendu des enfants comme les autres ! Et s’ils ne le sont pas, pourquoi ne pas penser dans cette logique qu’il suffira de les reprogrammer ? La véritable question est : voulons-nous vivre dans une société où des femmes peuvent procréer pour abandonner ? Ne pouvons-nous pas refuser l’accès à ce mode de conception au nom de l’enfant à venir et de la protection des familles de substitution, sans être considérés comme rétrogrades ? Si les partisans de la légalisation de la gestation pour autrui nous affirment qu’il n’y a pas de raison majeure à l’interdire, nous ne voyons pas davantage quelle raison majeure nous pousserait à l’autoriser.
Qu’est-ce qu’être un fœtus qui grandit dans le ventre d’une femme qui sait qu’elle ne l’élèvera pas ? Seuls les spécialistes de la sensorialité du fœtus et du bébé, les psychanalystes exerçant en périnatalité ou avec les adoptés ainsi que certains pédiatres possèdent quelques outils et une clinique qui peuvent nous éclairer. En France, le moyen de transgresser l’interdit légal de la GPA est d’accoucher sous X (anonymement, d’un enfant conçu par FIV à l’étranger avec les gamètes du couple donneur), et de le faire reconnaître par le père génétique. En l’état actuel des choses, la mère génétique peut alors devenir mère adoptive.
Jean-Pierre Winter
Octobre 2014