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Illusion, utopie et espérance – Jean-Pierre Winter

« Il n’y a pas de science de l’homme, ce qu’il nous faut entendre au même ton qu’il n’y a pas de petites économies. Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. » Lacan

Déjà Sophocle, écrivant Œdipe, avait construit sa tragédie comme une méditation sur l’épidémie de la peste. Seul le dévoilement de la vérité sur l’assassinat du roi Laïos pourrait sauver la ville de Thèbes. Sophocle conçoit donc qu’une série de mensonges, de crimes et de transgressions, sus ou insus, ont précédé la catastrophe. Sortir de la peste se paye du prix douloureux d’une reconnaissance publique des turpitudes qui l’ont rendue possible. L’enjeu du jour d’après est donc celui de la Vérité. Que son dévoilement aboutisse à ce que Créon succède à Œdipe n’est pas fait pour nous rassurer.

Qui succèdera à Macron ? Que pouvons-nous espérer qui ne soit pas très vite source de déceptions et de désespoirs ? Sophocle disait : « Je n’ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des espérances creuses ». Et Freud s’adressant au pasteur Pfister : « …je ne puis donner aux questions formulées plus haut qu’une réponse subjective, c’est-à-dire fondée sur mon expérience personnelle. Je suis obligé d’avouer que je fais partie de cette catégorie peu nombreuse d’hommes indignes devant lesquels les esprits suspendent leur activité et auxquels le suprasensible échappe, de sorte que je ne me suis jamais trouvé capable d’éprouver quoi que ce soit qui pût faire naître en moi la croyance aux miracles. » Pouvons-nous néanmoins concevoir un plan réaliste qui ne soit pas juste l’énoncé propre à satisfaire nos vœux et nos désirs les plus imaginaires. Ces vœux toujours un peu névrotiques quand ils ne représentent aucun engagement, aucune responsabilité ? Certes les plus sincères de nos dirigeants ambitionnent de régler le bonheur du plus grand nombre mais nous savons bien que, dans la pratique, les résultats vont dans le sens contraire de ce que nous avons espéré. Ces intentions, énoncées en temps de crise, forgent des utopies parce que, littéralement, elles se construisent hors lieu.

L’espérance, elle, est un affect, c’est-à-dire, selon Spinoza, une idée confuse qui est là pour affirmer l’existence de notre corps. Mais du coup, cet affect « oriente notre pensée dans un sens ou dans un autre » selon les intérêts non de la raison mais du plaisir ou du déplaisir éprouvé. C’est pourquoi les marchands d’espoir ont tant de succès.

Les marchands d’illusion sont, eux, d’une autre espèce : ils offrent à ceux qui les écoutent un accès à la satisfaction narcissique. Le savant Laplace disait : « La révolution diurne du ciel ne fut qu’une illusion due à la rotation de la terre ». Il pensait illusion d’optique ! Mais c’était surtout une illusion due au désir que l’Homme a de se croire au centre de l’Univers alors qu’il sait ne pas être seulement au centre de lui-même. L’illusion conduit nécessairement, quand elle se déchire, à la désillusion tragique et souvent violente. Le contraire de l’illusion c’est l’erreur. Et la reconnaissance de l’erreur qui est le propre de la science ne produit pas les mêmes effets que la perte des illusions.

A la fin de « L’avenir d’une illusion » Freud se demande si le recours à la science pour décider du sort du monde n’est pas une illusion de plus, une nouvelle religion. Et il faut bien admettre que cette question est d’actualité à l’heure où nos gouvernements en appellent aux comités scientifiques pour décider de ce qu’ils doivent faire. Sa réponse est claire : « Non, notre science n’est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de croire que nous pourrions recevoir d’ailleurs ce qu’elle ne peut nous donner. »

La Science (avec une grande Scie, comme disait Jarry) ne promet rien mais elle « ne pense pas » (Heidegger). Et en conséquence elle est désubjectivante. Elle ne tient aucun compte des effets que ses découvertes engendrent pour le meilleur et pour le pire. Nul, aujourd’hui, n’ignore ce qu’il doit au progrès scientifique mais chacun sait de quelle anxiété nous payons ces avancées. Le monde de demain s’annonçait depuis quelques décennies et se rend manifeste avec la crise mondiale que nous subissons. Saurons-nous résister à la déshumanisation qu’engendre la révolution numérique ? Saurons-nous reprendre la parole que nous avons progressivement abandonnée au profit des machines parlantes, des robots sans visages qui répondent sans être responsables ? Saurons-nous nous sevrer du règne séducteur des images ? Nous l’avons constaté : notre univers est voué, toujours un peu plus, aux fakes-news et à l’opinion qui est volatile et le plus souvent facilement haineuse parce qu’anonyme. Avec la parole c’est la Vérité qui fout le camp. Souvenons-nous : l’une des dix plaies d’Egypte, rendue nécessaire pour que les hébreux se libèrent de leur esclavage, est l’épidémie de la peste. Or, en hébreu, le mot peste « dever » est le même que le mot parole « davar ». Façon de dire que c’est le rapport vicié à la parole qui est source d’épidémies. Pour le dire autrement, demain il s’agira de restaurer ce qui s’évanouit sous nos regards impuissants : le fait que « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables » (Lacan). Se situer en marge des utopies, des illusions et des espérances nous écarte des « tendresses de la belle âme » qui sont le plus souvent au service des intérêts égoïstes et économiques. Raison pour laquelle tous nos souhaits sont vains et vides. C’est peut-être ce qui se dit le soir du Yom Kippour lors de la récitation psalmodiée du Kol Nidré : « Tous les vœux, serments, renoncements, bannissements, malédictions, jurements…tous ces engagements, nous les regrettons : qu’ils soient dénoués, pardonnés, rejetés, anéantis… » Et pourtant, dit le Talmud : « Lorsqu’un homme fera un vœu à l’Eternel, ou un serment pour se lier par un engagement, il agira selon ce qui est sorti de sa bouche ». On le voit : la voie est étroite.

 


Cet article a été initialement publié sur le site de la revue Etudes

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