Exposé de Jacques Ascher aux journées de Septembre 2013
♦ « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ».
Montaigne Essais, livre III, chapitre XXI.
♦ « C’est d’abord parce que les hommes se sentent malades qu’il y a une médecine ».
Georges Canguilhem Le Normal et le Pathologique.
♦ « La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple ».
Karl Marx
Weltanschauung
« Weltanschauung » est un substantif allemand quasi intraduisible issu du verbe « anschauen » renvoyant au fait de regarder, observer, contempler quelque chose, en l’occurrence ici le monde, ses énigmes, ses lacunes, ses fonctionnements difficiles à saisir. Il s’agit d’effectuer « die Weltansicht » déterminant une vision globale de l’homme dans le monde.
Wilhelm von Humboldt, fondateur de l’Université de Berlin, philosophe du langage du premier tiers du XIXème siècle, époque d’émergence du romantisme allemand, considère que « le langage est comme un organisme où tout se tient ». C’est pourquoi quelques uns estiment qu’il est un ancêtre de la linguistique moderne, voire structurale… Pour d’autres, d’ailleurs contestés, il serait le créateur du concept de Weltanschauung.
Humboldt spécule sur le déterminisme linguistique de la perception créative de l’Homme en ce monde par le « travail indéfiniment renouvelé qu’accomplit l’esprit afin de ployer le son articulé ».
Quoiqu’il en soit, soulignons l’intérêt de Humboldt pour l’Homme en tant qu’être langagier, se construisant par l’élaboration de la langue (« La lalangue »), pour le monde humain où circulent des sons articulés vecteurs de sens. Notons la notion de travail psychique évoquée dans la citation ci-dessus et le … silence de Freud sur la spéculation de Humboldt.
Au début de la XXVème conférence des « Nouvelles Conférences d’Introduction à la Psychanalyse », conférence sur la Weltanschauung, Freud, avant de pourfendre philosophies et religions, écrit en 1933, date à souligner : « Une Weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout de façon homogène tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée. »
Il est possible de se demander si « l’hypothèse qui commande le tout » n’est pas proche parente du postulat fondamental donnant logique interne et cohérence au délire paranoïaque, lui-même voisin par son irrépressible penchant systématique à être proche de systèmes philosophiques et idéologiques.
Posant que la psychanalyse ne peut constituer une Weltanschauung propre, Freud poursuit son propos en disant que « la psychanalyse doit adopter la Weltanschauung de la science » qui, certes elle aussi, « postule l’homogénéité de l’explication du monde, mais seulement en tant que programme dont l’application est déplacée dans l’avenir ». Dans un échange épistolaire de 1927 avec Ludwig Biswanger, Freud affirme la nécessité pour la psychanalyse de ne pas céder à « la rage de tout
conclure », de pouvoir différer à l’infini le déploiement explicatif d’une totalité globalisée, cohérente, homogène et d’éviter le leurre pompeux d’être, elle aussi, une conception du monde grosse d’illusions. Préfigurant le texte de la XXXVème conférence il déclare : « l’humanité, en effet, savait qu’elle était dotée d’esprit, je devais lui montrer qu’il existe aussi des pulsions. Mais les hommes sont toujours insatisfaits, ils ne peuvent plus attendre, ils veulent toujours quelque chose d’entier, d’achevé. »
Freud insiste sur la science comme Weltanschauung refusant les illusions de l’art, de la religion ou de systèmes philosophiques, la psychanalyse n’étant qu’une branche récente spécialisée de l’approche scientifique du monde.
Ne pressent-il pas que la science – dont l’essence profonde débouche, selon Heidegger, sur « l’arraisonnement de l’Être » peut parfois favoriser des dérives à forte teneur religieuse dont le scientisme sous-tendant une approche assez récente du monde et de l’individu malade par la médecine est une illustration actuelle ? Dès 1913, dans « l’intérêt de la psychanalyse », Freud pose que la psychanalyse fait partie de plein droit de la culture en liaison avec une des dimensions cardinales de la civilisation : la science.
Affirmant que la psychanalyse se déploie dans un champ spécifique de la rationalité en produisant un type de savoir autonome et spécifique sur la psyché, Freud récuse sa réduction à l’illusion d’une vision d’un monde autonome. Ce refus ne peut-il contenir une pointe de dénégation ?
Que penser en effet de ce paragraphe de la conférence sur la Weltanschauung ? « C’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect, – l’esprit scientifique, la raison -, parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’Homme. L’essence de la raison nous est un garant qu’elle ne manquera pas d’accorder aux notions affectives humaines et à ce qui est déterminé par elles, la place qui leur revient. La contrainte commune d’une telle domination de la raison s’avèrera comme le lien unificateur le plus fort entre les hommes et ouvrira la voie à de nouvelles unifications ».
Assez loin semble-t-il de ce qui, plus tard, sera nommé « division du sujet », l’équivalence intellect, raison, esprit scientifique n’est-elle pas questionnante ?
La déesse Raison, adulée par la Révolution française, ne peut-elle se déployer en filigrane de ces lignes ?
D’où une confusion possible avec une vague de néo-positivisme (quid du « travail du négatif » ?) ou certaines propositions d’une doctrine politico-économique à prétention scientifique : le matérialisme dialectique historique marxiste évoqué par Freud dans cette conférence.
Les ennemis français récents de la psychanalyse recensés dans « le livre noir », les productions de M. Onfray ou les affrontements autour de la question de l’autisme mettent toujours en avant une supposée dérive idéologisante de la théorie freudo-lacanienne. Pensons aux travaux plus anciens de R. Castel, sociologue qui de manière beaucoup plus nuancée s’interrogeait sur ce qu’il appelait « le psychanalysme ». Mais…
La psychanalyse n’est-elle pas l’autre de toutes les sciences, elle qui s’intéresse au reste, aux ratés, aux défaillances, aux points aveugles, à « la passion de l’ignorance ».
Ne relève-t-elle que de la catégorie du savoir en amoindrissant la peur de voir ça ? Ne se situe-elle pas aux confins critiques de la science ?
Weltanschaung et idéologie sont des termes employés ici de manière quasi synonyme. Tenter de définir l’idéologie de manière précise peut être intéressant.
Au sens premier, le vocable idéologie avec Destutt de Tracy en 1801 désigne une idée ou un ensemble d’idées et de représentations en mesure de devenir l’objet d’une science tout comme le règne animal est l’objet de la zoologie.
Puis cette « science de l’idée » est perçue de manière péjorative (Napoléon) comme un ensemble d’élucubrations abstraites tendant vers l’absurde. Napoléon est le créateur du mot « idéologue ».
Ensuite, dès 1845, Karl Marx dans « L’Idéologie allemande » énonce son approche de l’idéologie. Il permet au concept d’idéologie d’acquérir une valeur philosophique dans l’approche des pensées collectives. Il affirme ainsi que « les pensées de la classe dominante sont elles aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes », que l’idéologie bourgeoise dominante leurre à son insu les dominés.
Il appartient un siècle plus tard à la philosophe Hannah Arendt de montrer combien l’Idéologie peut fonctionner comme une religion laïque séculière très contraignante. Comme elle l’énonce dans son Maître-Livre « Les Origines du Totalitarisme », une idéologie est déterminée par « la logique d’une idée dont l’objet est l’histoire à laquelle elle a été appliquée ». Une idée permet ainsi de rendre compte du mouvement de l’histoire comme d’un processus unique et cohérent. Elle continue en écrivant que « les idéologies admettent toujours le postulat qu’une seule idée suffit à tout expliquer dans le développement à partir de la prémisse et qu’aucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique ».
L’Inconscient, savoir troué introduisant le manque dans la vie psychique ne peut qu’être difficilement supporté par les idéologies des mouvements totalitaires du XXème siècle tragique où les tendances totalisantes actuelles d’un techno-scientisme mercantile prétendant combler toutes failles au fur et à mesure.
La prétention de la pensée idéologique (n’est-ce pas un oxymore ?) à tout expliquer, lui permet de s’émanciper des données de l’expérience, d’éviter l’apprentissage du nouveau. D’où selon H. Arendt l’édifice idéologique minant les relations à la réalité, menaçant la capacité de penser, d’expérimenter, de distinguer le vrai du faux, la fiction du fait établi. L’individu pris dans le carcan idéologique est confronté à un sentiment de non-appartenance au monde, d’isolement glacé absolu, d’absence de sol où se tenir, ensemble d’affects qu’elle nomme désolation. Eric Vigouroux utilise le terme de désolation dans un autre contexte lorsqu’il considère les effets de la post-modernité dans le champ médical dans son écrit « L’Existence est-elle une île ? » (insula-isola).
A sa manière, H. Arendt reproche à l’idéologie ce que Freud reproche aux systèmes religieux : l’interdit de penser.
Notons aussi qu’H. Arendt parlant d’auto-contrainte aliénante rejoint peut-être La Boétie déployant sa pensée dans son « Discours sur la Servitude Volontaire » où il allait jusqu’à interroger le désir de servitude.
Enfin une interrogation à poser : le concept de désolation forgé par H. Arendt serait-il à rapprocher du concept de Hilflosigkeit – déréliction, détresse, désaide, voire désêtre proposé par Freud à propos du petit d’Homme ?
Déréliction, détresse, régression majeure nous amènent à envisager le regard (Schauen) médical quasi absolu démultiplié par divers « bijoux » high-tech introduisant l’œil de la caméra ou la résonance reflétée de l’écho dans la profondeur d’un corps humain de plus en plus numérisé, virtualisé, loin de « La Leçon d’Anatomie » peinte par Rembrandt, commentée par J.P Winter et Alexandra Favre.
Les imageries médicales, modernes icônes comme l’écrit Jean-Paul Thomas, permettent au regard médical naguère clinique, de se poser extensivement sur tous les aspects de « la vie/la mort » au point que R. Gori et M.J del Volgo parlent de « santé totalitaire ». De fait, on confie – au moins en Occident – sa vie à la médecine et ses agents comme on la confiait jadis à Dieu. Les prodiges étonnants de la Bio-Techno-Science actuelle ne réactivent-ils pas le rêve non pas d’une vie éternelle mais d’une vie s’appuyant sur le recul indéfini de l’heure imprécise mais sûre de
la Mort ?
La Médecine ne dérive-t-elle pas alors vers un statut de religion de remplacement, substitut laïque, séculier, immanent des religions révélées reposant sur la transcendance ?
Cette dérive hautement ambivalente s’exprime volontiers par la combinaison d’inquiétude, d’espoir et de contraintes.
Pensons aux résonances du discours hygiéniste infiltrant notre monde.
Rappelons avec Michel Foucault que bien avant la transformation récente de l’Art de la Médecine en Techno-Bio-Science, la figure du médecin renvoyant à une sorte de prêtre moderne laïque, était censée incarner la figure révérée de la Science et du Progrès.
D’abord ne pas nuire, soulager les souffrances, soigner si possible les maladies, telles étaient les trois fonctions majeures et constantes de la Médecine depuis ses balbutiements hippocratiques. Ces trois fonctions semblent, de nos jours, moins prévalentes d’autant que la démarche médicale moderne, voire post-moderne, prétend non seulement traiter des individus malades mais encore s’occuper de groupes de populations. Elle est alors animée par un désir de prévention ou se propose d’offrir à la Cité Changeante sur le plan politico-culturel sa compétence technique, par exemple de l’assistance à la procréation jusqu’au « pallium » destiné à couvrir l’insoutenable du Réel de « la Vie/la Mort » incarnée en passant par la grossesse pour autrui, le clonage ou le suicide assisté. Certes les agents de la médecine peuvent être critiqués, parfois de manière pertinente. Cependant, d’autant plus que le Bio-Techno-Médecine est très efficace grâce à sa scientificité, peut s’observer le déplacement, le transfert sur la représentation actuelle de la médecine d’attributs divins tels que Omnipotence, Omniscience, Toute Bonté.
Trois exemples relevés par Jean-Paul Thomas dans son livre : « La médecine, nouvelle religion » rendent compte du déterminisme de ce pervertissement rampant de la médecine. Ces exemples seront extraits de la rencontre du médecin et du mourant, de la fausse équivalence entre connaissance et vision via les imageries médicales ou les icônes modernes, la recherche des causes dernières des maladies confinant à la quête d’un savoir absolu.
Le médecin et le mourant
Observant dans notre société sécularisée la disqualification relative de la croyance religieuse par la compétence techno-scientifique, il faut rappeler ce moment épistémologique important que furent les travaux de Mollaret et son équipe dès 1959 sur le « coma dépassé ». Ils ont entrainé un changement colossal : la définition médicale, médico-légale de la mort a été modifiée. L’électroencéphalogramme la signifie par son tracé plat. L’encéphale a remplacé le couple cœur/poumons. Alors les médecins se mettent à penser les bonnes conditions techniques pour opérer les prélèvements et transplantations d’organes. Le corps accède à un nouveau statut : celui de gisement à exploiter, de « ressources humaines » (greffe du rein 1959, transplantation cardiaque 1967).
L’hôpital, comme avant poste de l’espace social devient un lieu où se bricole la prise en considération de l’impossible, autre nom du Réel, l’effectivité de la perte tant pour l’entourage familial que pour l’entourage médical. Le déficit symbolique repérable dans notre société maternalisée et maternante est illustré par l’escamotage organisé du corps des défunts et la réduction de la douleur, du dol des endeuillés à une maladie « psy » à neutraliser sans tarder.
Reprenant l’expression d’Eric Vigouroux : « destitution subjective généralisée », je me demande s’il faut s’étonner que des médecins écoutent peu ou pas les patients – incompétents sur le plan scientifique – alors qu’ils sont eux-mêmes de plus en plus conditionnés à ne pas s’écouter. Soins palliatifs, distinction (trop) radicale entre médecine curative et médecine palliative, forclusion du Réel de la mort, ne renvoient-ils pas, faute d’assurer la croyance en la vie éternelle, au vœu de faire durer pour durer, de prolonger le temps du mourir sous-tendu par le fantasme de poursuite indéfinie de la vie grâce à une maîtrise totale du vivant. Le sommeil de la raison – dont la dictature était désirée par Freud – engendre des monstres aux dires de Goya. La fin de vie comme un nouvel âge d’une vie condamnée à la souffrance permettrait d’éluder la mort comme issue obligée (exit) de la vie.
Imageries médicales
1895 : date de naissance souvent rapprochée de la psychanalyse et du cinéma. 1895 est en outre la découverte des rayons X par Wilhelm Röntgen. Cette découverte est historiquement le point de départ d’un développement notable de la vision, de la visibilité de l’intérieur du corps par des techniques de plus en plus sophistiquées : IRM, scanner, Doppler, etc. S’accroît alors la croyance déjà évoquée, en l’équivalence illusoire entre voir et savoir, et la conviction erronée suivant laquelle l’exercice de la médecine pourrait se ramener à l’application d’un savoir venant d’ailleurs. L’importance colossale de la pulsion scopique dans la démarche médicale se repère dans les reflets de plus en plus affinés de l’image de zones du corps devenues transparentes. Ces possibilités techniques étonnantes virtualisent le corps et promeuvent la possibilité imagée, imaginaire d’une réalité première cachée. Supposé détenteur d’un savoir/pouvoir absolu sur le vivant, l’Homme parviendrait-il à occuper la place accordée par les exégètes religieux à l’entendement divin ?
Causes ultimes des maladies. Savoir absolu ?
Le philosophe Dominique Lecourt, auteur d’un « Dictionnaire de la pensée médicale » (2004), a repéré chez Descartes dans « Le Discours de la Méthode (pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ») quelques lignes méritant attention : « On se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissances de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus ». Le thème à la fois faustien et prométhéen de la conservation de la santé source d’éternelle jeunesse exprimant l’aspiration à l’immortalité est aisé à détecter dans ces lignes.
Être en mesure de référer des faits, des processus morbides, des maladies – rappels de notre « être à la mort » heideggérien – à leurs causes profondes renvoie bien au désir ancestral de questionner la nature, la maîtriser en connaissant ses lois par l’exercice de la raison et de l’expérimentation dégagée de préjugés religieux.
Trois moments importants sont à souligner dans l’histoire de l’épistémologie médicale :
♦ Dépassant la description de l’expérience subjective de la maladie surviennent la mise en place de la méthode anatomo-clinique et l’introduction de la médecine expérimentale (Claude Bernard) produisant une cohérence logique de signes et une quête de l’élémentaire causal.
♦ Surgissent ensuite les découvertes de Louis Pasteur. Ce dernier, véritable Saint laïc, montre et démontre l’importance des phénomènes bactériens. Il isole des germes sources de telle infection déterminant telle lésion cellulaire ou tissulaire donc telle maladie. Le diagnostic étiologique est alors indiscutablement posé.
♦ Environ un siècle plus tard la médecine passe du germe au gène grâce au développement de la biologie moléculaire base de l’information génétique. Le germe d’hier, le gène d’aujourd’hui ouvrent la voie au fantasme épistémologique de connaître les secrets de la vie, la cause première et/ou ultime des phénomènes observables sur le vivant.
Les travaux de Claude Bernard, de Pasteur, les apports récents de la biologie moléculaire gardent évidemment leur efficacité, leur pertinence. Doit être seulement mise en question la tendance à établir un lien causal simpliste alors que le vivant insiste à montrer la complexité de sa structure. Le schéma pastorien n’est qu’une base apparemment rationnelle du désir de santé, de sécurité au cœur des humains aspirant à congédier souffrance, maladie, mort.
Alors débordant la scientificité réelle de la Médecine moderne, peut se profiler une représentation scientiste de la médecine, imaginée comme disposant d’un pouvoir de maîtrise sans faille du vivant de la vie/la mort. Représentation scientiste de la médecine, emblème de la religion de la science, sacralisation du progrès entrant en concurrence avec les conceptions religieuses du monde aidant à supporter la douleur de vivre et à conjurer la mort.
Se comprend bien, dans cette logique, la réduction du corps à une machine – pouvant être produite de manière techno-industrielle à laquelle se prête la médecine post-moderne, voire post-humaine.
Un tel corps dégagé des effets de la différence des sexes et des générations, doit bien fonctionner s’il est bien entretenu. Les pièces atteintes par l’usure sont remplacées permettant au corps de s’abstraire illusoirement des contraintes du temps. La violence sournoise de ce déni de la maladie, de la mort du handicap, du vieillissement, de l’incertitude peut rendre difficile le repérage de l’émergence des contours d’un corps post-humain dégagé de toute dette vis à vis de la parole, de toute inscription de la lettre.
Claude Canguilhem, déjà cité en exergue, ne résume-t-il pas avec grande finesse des passages de mon texte lorsqu’il écrit dans « Idéologie et Rationalité » que « la rigueur scientifique promeut prudence et modestie alors que l’idéologie scientifique proche du scientisme vise à fonder un discours total dont le pouvoir de séduction serait accru du fait de son fondement scientifique anticipant sur des résultats possibles ».
Revenant sur des « terres » plus psychanalytiques, j’attire votre attention sur le titre de l’ouvrage où Freud, en 1926, traite explicitement des relations, de l’affinité conflictuelle entre médecine et psychanalyse. Il s’agit de « la question de la psychanalyse profane » (« Die Frage der Laieanalyse » : « la question de la psychanalyse laïque »).
Profane, laïque, sacré… Résonance de ces termes pour assurer l’absence de nécessité de passer par les bancs de la faculté de médecine pour devenir psychanalyste alors que dans sa correspondance avec le pasteur Pfister, Freud insiste sur la nécessité de se garder à la fois des médecins et des prêtres (auxquels il assimile les philosophes, j’ajouterais pour ma part les « idéologues »).
La religion médicale évoquée au cours de cet exposé vise à écarter la finitude, le soubassement corporel astreint à la décrépitude du vivant humain.
Peut-être laisse-t-elle supposer que l’Homme réduit, comme dit Hannah Arendt à n’être « qu’un spécimen de l’espèce animale Homme » avec mise entre parenthèses non seulement du sujet mais aussi de l’individu, doit avoir une vie ramenée au fonctionnement biologique, une vie en pleine santé n’excédant pas « le silence des organes ».
Big Mother
Big Mother – décrite par Michel Schneider en 2002 – ne pourrait-elle être une figure de cette religion médicale ?
Big Mother omnisciente, fascinante, pensant à tout pour son petit monde, assure nourriture généreuse, protection, chaleur, sécurité à celui ou celle qui accepte de payer le prix exorbitant de ses services : rester attaché(e) à sa mamelle et refuser de grandir.
Sous cette emprise, sous cette souveraineté, l’enfant évite « d’être allant devenant suivant le génie de son sexe » (F.Dolto) et d’être en mesure de prendre sa place dans la chaîne des générations.
Big Mother confisquant le risque de vivre aurait des enfants indéfiniment petits, invités à se dispenser de vivre afin de ne pas avoir à mourir. La religion de la médecine renvoie alors à une conception du monde (Weltanschauung) molle, étriquée, source de repli égotiste.
Big Mother assurée de sa jouissance folle d’emprise asphyxiante peut susciter haine violemment affolée, affolante, sous-tendue par un profond désir de dégagement et de séparation vitalisante au cœur duquel peut se trouver un vœu matricide.
La convocation du pouvoir séparateur de la haine ne peut-elle favoriser l’émergence du fantasme, difficile à soutenir, de représentation matricide déchaînant des Erynies tardant à se muer en Bienveillantes (Les Euménides).
Lorsque Nathalie Zaltzman parle dans son bel article « La pulsion anarchiste » des « formes vivantes de la pulsion de mort » de certains « irréductibles » poussant loin – telle l’anorexique – « l’expérience-limite » (M. Blanchot) d’une « lutte à mort pour (se) défendre d’un danger vital au risque de mourir », ne peut-on l’entendre comme parlant également de l’insoutenable vœu matricide ?
Notons que N. Zaltzman parle aussi dans ce même article d’une analysante ayant souhaité la recontacter afin d’élaborer avec elle les effets en elle de la maladie à pronostic létal possible de son fils atteint de leucémie. Ce dernier interdit toute visite à sa mère à l’hôpital où son hémopathie maligne est soignée.
Serait-il un jeune Oreste exprimant par cet inter-dit et cette mise à distance, le désir de mettre fin à la souveraineté de Clytemnestre
sur lui ?
« Oreste, face cachée d’Oedipe » proposent Michèle Gastambide et Jean-Pierre Lebrun, développant le propos de l’helléniste Marie Delcourt en exergue dans leur ouvrage à quatre mains récemment publié : « la légende d’Œdipe est un matricide censuré ». Ils s’interrogent à partir d’une lecture serrée de l’Orestie d’Eschyle sur l’actualité du matricide dans la société maternante pivotant autour de Big Mother.
Allant dans leur sens et celui de Marie Delcourt, souvenons-nous qu’Œdipe déclenche la mort de la Sphinge et le suicide de Jocaste…
Revenant au scientisme médical, il pourrait apparaître que bon nombre de techniques de la Bio-Médecine – assistance médicale à la procréation, interruption médicale de la grossesse, sélection d’embryons, grossesse pour autrui supposée « solidaire et généreuse » sans omettre le rabattement des gamètes à des cellules souches ordinaires, etc. – participent d’un vœu matricide – Mère (et père) ne devraient-ils pas devenir des signifiants à l’obsolescence programmée alors que le terme de matricide est enfin admis dans les dictionnaires ?
Enfin, les attaques contre la langue (« maternelle »?) par l’euphémisation, la novlangue techno-administrative avec ses acronymes ne relèveraient-elles pas aussi d’un certain vœu matricide ?
M’éloignant de ces abysses, je me borne pour terminer mon propos à vous offrir la citation suivante de Ferdinando Camon, auteur de « La maladie humaine » :
« En un sens, je découvris qu’on ne parle qu’en analyse : la situation analytique est la situation où l’homme parle. Dans le monde, l’homme parle pour se confirmer : il n’y a que lui. En analyse, l’homme parle pour se démentir : il y a autrui. »
Bibliographie
– Arendt Hannah – Le système totalitaire in Les origines du totalitarisme.
Editions Seuil, Points Politique, 1972 P.225
– Binswanger Ludwig – Discours parcours et Freud. Editions Gallimard 1970 p.346
Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister 1909 – 1939
Paris Gallimard nrf coll. Connaissance de l’Inconscient. 1966
– Freud Sigmund – Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse, XXVème conférence sur une Weltanschauung – Gallimard folio essais 1984 p.p 211-243
– Freud Sigmund – La question de l’analyse profane.
Paris Gallimard nrf coll. Connaissance de l’Inconscient 1985
– Gastambide Michèle et Lebrun Jean-Pierre – Oreste face cachée d’Œdipe ? Actualité du matricide – Toulouse Editions Erès 2013
– Gori Roland et Del Volgo Marie-José – La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence – Denoël 2005
– Lecourt Dominique – Dictionnaire de la pensée médicale – Paris P.U.F 2004
– Schneider Michel – Big Mother – Psychopathologie de la vie politique –
Odile Jacob 2002
– Thomas Jean-Paul – La médecine, nouvelle religion – François Bourin éditeur, 2013
– Winter Jean-Pierre et Favre Alexandra – Pourquoi ces chefs-d’œuvre sont-ils des chefs-d’œuvre ? Paris, Editions de la Martinière, 2009
Le 4 octobre 2013
Jacques ASCHER
105 avenue du Parc Monceau
59 000 Lille
jacquesascher@yahoo.fr